Julio Cortázar & Alberto Cedrón | La Racine de l’Ombú

Floraison d’un automne argentin |

Deux astres se lorgnent depuis la ligne de fuite de leur trajectoire, se croisent et puis, fatalement, génialement, se rencontrent. De cette union, de cette déflagration naît un trou noir attirant dans les rets de sa pulsion dévoratrice les faits et événements d’une vie — si intimes soient-ils. Ces deux astres, ce sont le peintre en exil Alberto Cedrón et l’un des maîtres des lettres spiralées argentines, Julio Cortázar. Au trou noir de la mascarade totalitaire à la barre de leur pays, tous deux ont opposé leur fabuleux débordement créateur sous la forme d’un roman graphique réalisé voilà plus de trente-cinq ans : La Racine de l’Ombú. Le Collectif des métiers de l’édition a eu la très bonne idée de l’éditer en France en 2013, dans un format raffiné mettant à l’honneur les profondes plages sombres des couleurs qu’emprunte Cedrón pour se raconter, tout en même temps qu’il donne voix à sa nation exsangue par un XXe siècle crépusculaire.

Avant d’arriver jusqu’à nous, La Racine de l’Ombú a traversé bien des tempêtes et subi nombre de revers. Fille du déracinement, cette œuvre voit le jour en 1977, à cheval entre Paris et Rome où Cortázar et Cedrón ont respectivement trouvé refuge. Rendant visite à l’écrivain, Cedrón lui confie un ensemble de dessins inspirés de ses fantasmes nocturnes, obsessions picturales et hallucinations glauques auxquelles se mêlent des réminiscences et des fragments d’histoire. La correspondance entre les deux artistes recopiée au début du livre le montre : au regard du peintre se superpose l’œil de l’auteur venu en renfort donner corps et figure à cet ensemble disparate à l’aide de la plume traçant un chemin, une fiction, entre les vignettes cauchemardesques de son ami. La Racine de l’Ombú est donc née, et avec elle un témoignage saisissant de l’histoire de l’Argentine depuis l’entre-deux guerre jusqu’aux années précédant la mort de l’auteur de Marelle. Publiée de manière clandestine au Venezuela et sans l’aval de Cedrón, il faut attendre le centenaire de la naissance de Cortázar en 2004 et l’entreprise de Facundo de Almeido pour que ce quatre mains argentin ressorte de l’oubli et arrive, presque dix ans plus tard, au lecteur français.

Si les mots de Cortázar agissent comme un liant, c’est pourtant Cedrón qui se livre dans ses figures et ses couleurs. Un conducteur tombe en panne sur une route de campagne et s’en va chercher de l’aide dans une maison isolée. Là, un certain Alberto le reçoit et lui propose de l’héberger pour la nuit. Mais cette invitation à un prix, celui d’entendre l’histoire d’Alberto et des siens, notamment le récit des aventures du grand-père italien venu tenter sa chance en Argentine — chance si brillante qu’il échappa au naufrage du Principesa Malfada, contrairement à des centaines de malheureux perdus à nos mémoires — ou encore celle de son « vieux », sans oublier la sienne propre ; toutes les existences d’un lignage élevé à l’ombre des frondaisons de l’Ombú. Cet arbre étrange et imposant préside à la geste familiale, mais il projette ses branches au-delà et plonge les racines dans le terreau d’histoire et d’âme de toute l’Argentine. À ses pieds, les gauchos prennent une halte bien méritée tandis que d’autres, tel le grand-père d’Alberto, viennent s’y cacher lors du coup d’État du général Rawson. Herbacé plutôt qu’arbre, enfoncé à la frontière de la campagne et de la capitale, entre le monde des pauvres gens et les jardins des supplices et les villas secrètes des riches où le sordide, même sous les fards et les corsets, n’arrive pas à cacher sa face de vampire chauve et ses crocs, l’Ombú donc, plante interstitielle par excellence, est parfois aussi une porte vers l’enfer. Centre d’attraction et de fascination de toute l’œuvre, gardien des rêves à hauteur d’enfance, l’Ombú paraît cependant bien dérisoire face aux exactions commises par les hommes-larves, monstres insectoïdes à la solde du régime dictatorial. Les frères, fusillés sommairement, n’emportent-ils pas comme dernière image la couronne sombre de son feuillage ?

Avec Cortázar et Cedrón, l’innocence n’est jamais épargnée. Déjà dans la maison fondée par le grand-père d’Alberto, les chats couvaient sous les lattes du plancher et surgissaient à l’improviste toutes griffes dehors. Juan, qu’on imagine le benjamin de la fratrie, en était terrorisé. Plus tard, la moisson des désirs de l’adolescence se récolta dans les creux d’un « sexe à la fois fascinant et terrifiant […] un romantisme par procuration, les soubresauts d’un noyé ». Triste volupté des démunis qui vieillissent trop vite. À ce monde accablé par le dénuement et la violence n’est donné de rêver que la merde et la mort, alors qu’au dehors les paysans battent la campagne en hurlant à l’unisson des cabots diaboliques qui leur emboîtent le pas. Leurs cris ne sauraient être rassasiés car ils sont un ultime hoquet lancé contre le silence irrémédiable de la perte, l’enlèvement ou l’assassinat d’un gosse, d’une épouse, d’un amant.

De ce cauchemar toutefois, rien n’est dit sans évoquer les paysages et les défigurés de Cedrón. Ses pastels, ses modulations infimes infusées des couleurs de la nuit et d’un soleil écarlate révèlent des tableaux hallucinants : vert profond ligneux, rouge enflammé et violet d’angoisse, noir insondable, enfin. Les faces hypertrophiées et comme matelassées de ses personnages, l’œil bouffi par les traits du fusain, si tant est qu’elles suggèrent une certaine forme de perdition et de monstruosité, n’en affichent pas moins leur insolvable humanité. Car, comme le souligne Cortázar dans une de ses dernières missives à son ami, « l’espoir vit dans ces pages cruelles ».

“Toutes les époques se ressemblent car le destin des hommes se répète sans fin”

Si l’empire des hommes-larves s’étend encore aujourd’hui, remisant à la casse des utopies tout nouveau projet d’évasion et d’eldorado, la révolte n’est pas perdue. Elle survit même dans la touche d’une couleur solaire, royale, sur un fond noir et blanc, mais aussi dans les armes que l’on fourbit ensemble, non plus massés mais réunis. « Toutes les époques se ressemblent car le destin des hommes se répète sans fin » : dans ce cycle éternellement recommencé, que serait la tyrannie sans son lot de résistance ? Croire dès lors à un revirement n’a rien d’une folie. Et cela, l’écriture et l’image nous le donnent à espérer en s’inscrivant dans les empreintes des cadavres, même devenus papiers, de ceux et celles qui n’ont ni abandonné ni courbé l’échine. L’Ombú cache encore bien des secrets et — qui sait ? —, une fleur ou un œuf saura un jour y éclore.


Julio Cortázar & Alberto Cedrón | La Racine de l’Ombú
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Mathias de Breyne
CMDE | 2013 | 96 p.