Le grand roman sur la violence |
Avec Bioy, son deuxième roman, le premier traduit en français, l’écrivain Diego Trelles Paz (1977) s’est lancé dans un projet ambitieux, empli d’une certaine prétention totalisante, qui chercherait à aborder comme un tout la violence péruvienne. S’attardant à la fois sur la guerre civile qui a ravagé le pays dans les années quatre-vingt, époque troublée d’une guérilla sanglante entre l’état et les marxistes du Sentier Lumineux et sur la réalité contemporaine d’une violence liée aux cartels de la drogue, à la misère et à la corruption, son roman est une longue fresque convulsive et tendue, qui mêle avec talent plusieurs voix, dans une sorte de polyphonie qui chercherait à présenter le réel et l’histoire depuis autant d’angles et de points de vue sans fort heureusement tomber dans le piège d’un jugement ou d’une prise de position. Les faits, de toute façon, parlent d’eux-mêmes.
“À la fois très riche stylistiquement et très sec, nerveux, c’est un livre qui attrape son lecteur, un texte étouffant, effrayant, duquel l’auteur aimerait sans aucun doute que l’on ne sorte pas indemne.”
À la fois très riche stylistiquement et très sec, nerveux, c’est un livre qui attrape son lecteur, un texte étouffant, effrayant, duquel l’auteur aimerait sans aucun doute que l’on ne sorte pas indemne (sauf qu’il s’agit là de quelque chose que seul le lecteur peut « décider », certainement pas l’auteur, sous peine de démagogie). Il y a dans Bioy un grand talent pour plonger en plein dans la réalité de cette fameuse et bien malgré nous fascinante banalité du mal, cette inexplicable et pourtant, hélas, ô combien humaine capacité, quand les conditions sont données, à transformer un simple fonctionnaire, un simple soldat, lieutenant, capitaine, etc., en tortionnaire qui exécutera des ordres infâmes sans se poser de questions, voire en y prenant plaisir, en ayant l’impression peut-être de s’y réaliser. On croisera donc ici des personnages abjects, militaires qui torturent et violent allègrement des « subversifs ». On s’attardera sur leur folie, mais aussi sur leur banalité, des types qui passent la journée dans un cave humide, dans l’odeur de merde et de chair brûlée, des types qui écrasent leurs clopes sur le corps méconnaissable d’une jeune marxiste défigurée, à l’article de la mort, après tant d’heures de torture et tant de coups, des types qui le soir rentrent chez eux, prennent le repas en famille et vont raconter une histoire à leurs enfants.
On observera aussi les choses depuis l’angle opposé, celui du militantisme marxiste et du fanatisme terroriste du Sentier Lumineux, évitant ainsi de dresser un panorama binaire entre « bons » et « méchants ». On y croisera encore, puisque le roman est construit en aller-retour entre les années 80 et les années 2000, la réalité des gangs, du trafic et du crime d’une Lima contemporaine ou quasi contemporaine, une Lima convulsive, sale, pauvrissime, où à tous les niveaux de la société règne l’impunité et la corruption.
On y suit le parcours d’un policier infiltré auprès d’un criminel effrayant — le dénommé Bioy qui donne son titre au roman. Ce que l’auteur nous raconte là, c’est une réalité crue et cynique où les rapports entre forces de l’ordre et banditisme sont des plus ambigus. Les frontières d’un monde à l’autre sont très fines voire inexistantes, et le personnage du policier infiltré, qui vit dans une peur constante, en est la parfaite illustration. Ne se convertit-il pas lui-même — malgré lui sans doute — en tueur, en junkie ? À force de ne pas vouloir être démasqué, n’en devient-il pas aussi abject que ceux qui font légitimement partie de ce monde de voleurs, tueurs, proxénètes, trafiquants, qu’il prétend infiltrer ? À force de vouloir s’y fondre, ne finit-il pas par commettre des actes plus que répréhensibles ? Est-il vraiment du bon côté de la barrière ? Et y a-t-il d’ailleurs une barrière ? La police est tellement corrompue, souvent de mèche d’une façon où d’une autre avec la pègre, qu’il en devient difficile de comprendre pourquoi exactement il est infiltré. Ce personnage au fond ne sait plus très bien quel est le but de sa mission s’il y en a un, mais il est déjà trop tard, son mimétisme l’implique jusqu’au cou.
Trelles Paz développe par ailleurs une intrigue plutôt classique de vengeance (un fils qui cherche à venger sa mère, ex-militante marxiste victime du terrorisme d’état), ce qui lui permet de mettre en place au cœur de son livre et sans trop en faire une forme de « suspense » de roman policier, à la petite différence toutefois que ce suspense n’est qu’un des aspects d’un récit non-linéaire. Cette histoire de vengeance — qui court d’abord en sous-main avant de prendre plus d’ampleur au cours du roman, au risque d’ailleurs d’en appauvrir un peu la subtilité — est bien sûr pour l’auteur une façon d’approcher sans en parler directement la question de l’impunité, de la mémoire, de la justice. Question difficile, et qui risque de basculer à tout moment dans le sentimentalisme, l’enfonçage de porte ouverte, l’indignation facile, etc. Fort heureusement, Trelles Paz ne tombe pas dans le piège et réussi à maintenir à flot tant la complexité de son récit que celle du réel, même si un lecteur chipoteur dans mon genre ne peut s’empêcher de trouver que certains fils narratifs sont un peu trop prévisibles.
“Dans la grande tradition du roman total, il y multiplie les voix, y développe l’intrigue par fragments, comme s’il s’agissait d’une compilation de témoignages, de sources et de documents les plus divers.”
Là où le roman est le plus réussi, c’est dans sa capacité à aborder plusieurs niveaux de langue, allant du lyrisme au minimalisme, en passant par tous les états du parler vernaculaire. Dans la grande tradition du roman total, il y multiplie les voix, y développe l’intrigue par fragments, comme s’il s’agissait d’une compilation de témoignages, de sources et de documents les plus divers. L’auteur a été comparé par la critique espagnole à Roberto Bolaño, comparaison qui au delà du prestige qu’elle projette n’en est pas moins casse-gueule, pour ne pas dire un peu hors de propos. Il ne s’agit pas d’émettre un jugement de valeur qui serait défavorable à Trelles Paz, mais plutôt de se demander s’il est vraiment pertinent de penser qu’il puisse y avoir un héritage possible à prendre chez Bolaño. Comme il a déjà été dit plus d’une fois, on aura du mal à considérer Bolaño — pour magistrale que soit son œuvre — comme un auteur qui ouvrirait de nouvelles perspectives. Au contraire, il s’agirait plutôt d’un écrivain qui ferme brillamment une époque, celle du fameux « boum ». Un auteur qui d’autre part, sur la question de la violence en Amérique Latine a écrit 2666, un sommet qui fera encore longtemps autorité. J’aurais donc en ce qui me concerne du mal à déceler un héritage réel de Bolaño chez Trelles Paz. Cela dit, il n’en reste pas moins que certains passages du livre — je pense particulièrement à ceux qui sont directement construits comme une succession de témoignages racontant en creux l’histoire — font penser d’un point de vue technique aux Détectives sauvages. Mais la comparaison s’arrête là, Trelles Paz a sa propre voix.
On trouvera par contre d’autres réminiscences ou hommages à tout un pan de la littérature latino, de Borges à Fernando Vallejo en passant par Onetti, Vargas Llosa, Sabato, etc. Autant d’auteurs plus que consacrés, faisant de cet exercice inter-textuel quelque chose de parfaitement (trop ?) balisé pour le lecteur occidental. Mais l’intertextualité passe aussi — et c’est là qu’elle est la plus intéressante — par un recours à des formes de discours plus contemporaines, comme par exemple ces entrées de blog qui vers la moitié du livre apportent un peu d’humour nécessaire à un texte essentiellement noir pour ne pas dire sordide.
Tous les éléments qui font la qualité du livre de Trelles Paz sont un peu aussi ceux qui en définissent les limites. Il y a dans l’aisance stylistique, la complexité de ces multiples trames imbriquées les unes dans les autres, le jeu de registres, la multitude de personnages, l’intertextualité, etc., quelque chose qu’un lecteur dans mon genre ne peut s’empêcher de trouver un peu démonstratif, volontaire. C’est un peu comme si à tout moment l’auteur cherchait à nous dire « attention, vous être en train de lire un grand roman, ambitieux, complexe, pas une broutille du tout venant littéraire ». Sous bien des aspects, Bioy est un roman qui correspond à ce que le marché attend d’un auteur latino-américain. Mais c’est aussi un roman qui sait dépasser cette attente pour aller plus loin. Malgré les quelques petites réserves émises par le pinailleur que je suis, il s’agit là d’un bon livre, qui évite la plupart des pièges dans lesquels il aurait pu tomber. Je ne saurais dire si nous sortons indemne ou pas de sa lecture, mais le lire est en tout cas une expérience.
J’ajouterai quand même que je trouve regrettable que dans la dernière partie du roman l’auteur ait cherché, peut-être pas à fermer, mais au moins clarifier certaines des pistes lancées tout au long d’un roman à l’intrigue complexe et bien construite. C’est regrettable, car il me semble qu’il éclaire des choses qui s’étaient déjà d’elles-mêmes éclairées, le livre devenant dans ces moments là redondant. Encore une fois, comment ne pas considérer que cela en atténue un peu la subtilité
Quoi qu’il en soit, ce roman ambitieux, riche, mérite largement le détour et plane à des kilomètres au-dessus de la moyenne des livres « sur » la violence. C’est aussi la découverte de la voix d’un auteur indéniablement prometteur, dont on suivra avec curiosité et intérêt la progression.
Diego Trellez Paz | Bioy
Traduit de l’espagnol (Pérou) de Julien Berrée
Buchet Chastel | 2015 | 352 p.