Max Blecher | Aventures dans l’irréalité immédiate

Du surréalisme à froid |

Compliqué de savoir par où commencer à propos de Max Blecher. Peut-être en notant d’abord l’incompréhensible silence autour de son œuvre. Il a d’ailleurs pour cela gagné le prix Nocturne en 2013, prix qui récompense « un livre remarquable par son style, l’originalité de sa conception, et l’oubli dans lequel est tombé son auteur. » On peut également rappeler qu’il contribua à la revue d’André Breton, Le surréalisme au service de la révolution, et qu’Eugène Ionesco fait des Aventures… une critique dithyrambique, trouvant dans ce récit autobiographique une véritable « épopée intérieure ».

Max Blecher est né en 1909 dans le Nord-Est de la Roumanie et y meurt 28 ans plus tard. En plus d’être courte, sa biographie est monotone. Fils d’un commerçant juif, propriétaire d’un magasin de porcelaine, il se rend à Paris après son baccalauréat, y entreprend des études de médecine. Très vite il est atteint de troubles de santé, il doit abandonner avant la fin de la première année. Sur les conseils des médecins, le père arrive pour le conduire à Berck, « la Mecque de la tuberculose osseuse ». À partir de là, son existence sera « à l’horizontale », d’un sanatorium à l’autre, le corps fiévreux et torturé, passant tout son temps à lire et à écrire. Il noue des relations épistolaires avec un grand nombre d’écrivains de la jeune génération roumaine, notamment le poète Sacha Pana, qui deviendra son ami et contribuera à la diffusion de son œuvre. On compare souvent celle-ci à celles de Kafka, de Bruno Shulz ou encore de Robert Walser ; des écrivains qui ont construit des univers en proie à des hallucinations concrètes, basés sur une faculté à s’installer dans le malaise et l’absurde, alors pris comme données implacables de la vie courante. Le travail de Blecher s’inscrit donc en plein dans cette lignée de romans qu’on a pu définir comme de « réalisme fantastique » ; et dont la Roumanie nous a plus tard donné certaines des plus belles œuvres du genre, à commencer par Orbitor de Mircea Cartarescu.

L’écriture de Blecher est directement liée à son expérience, à son approche de la réalité. Il écrit pour rechercher, arracher une sorte de voile qui dissimulerait une réalité plus intense. Le journal de ses aventures s’ouvre sur ces réflexions : le narrateur fixe un point sur un mur, et à force de l’observer il se sent tout à fait étranger à lui-même, devient un être abstrait. Les objets et les lieux se redéfinissent alors, émergent d’un brouillard, se superposent en des strates d’images superposées, chargées d’une clarté nouvelle, dans laquelle lui-même va se fondre. Qui est-il alors ? Et quelle est la nature exacte du monde alentour ? Voilà les questions qui vont hanter son récit. Blecher y raconte quelques souvenirs d’un quotidien morose dans une petite ville moldave (qui d’ailleurs à aucun moment ne se laisse saisir, on pourrait être dans n’importe quelle ville, ou aucune ville, tant on évolue au milieu d’un décor en creux, presque absent, perdu dans ses détails et sa mélancolie), un quotidien répétitif et immobile. Porté par une forme d’hypersensibilité, il revient sur les lieux, sur les êtres, son père ou ses voisins (en faisant des portraits qu’on dirait sortis de tableaux d’Edvard Munch), et les objets surtout, des objets sans importance, qui ont fait naître chez lui une espèce d’étourdissement halluciné, dans lequel les frontières entre réel et imaginaire s’estompent, et où la nostalgie de l’enfance se mêle à une forme d’angoisse étonnée ; alors le rythme tranquille d’une pendule, les gestes secs d’une poupée prennent autant d’importance que ceux discrets d’une femme à séduire.

Blecher scrute et interprète intensément tous les détails de son quotidien, dans les vitrines des boutiques, les cabinets de cires, les passages urbains ou souterrains, les coulisses de théâtre, autant de lieux chargés de figures et d’objets hétéroclites, et ne parvient souvent qu’à saisir l’étrangeté, l’absurde et le vide qui dominent. N’importe quel détail d’une situation quotidienne peut opérer ce basculement vers une de ces « crises », comme il appelle ces moments d’étourdissement, qui ponctuent ces souvenirs. Alors autour de lui s’agite une galerie de personnages, aux caractères insaisissables et flous, souvent érotiques pour les femmes, qui semblent agir, aux regards du narrateur, comme des pantins, sans aucune volonté. Blecher ne met pas son sujet à distance, au contraire, mais ce sujet est tant scruté, et semble en même temps si incompris, qu’un sentiment d’étrangeté, d’implacable malaise, vient hanter chacun de ses mots. Mais après ces crises, la réalité anodine des petites bourgades moldaves ne peut que le de décevoir. Chaque image apparue semble décolorée, déjà déclinante. Des masques surannés qui ne parviennent pas à entretenir l’illusion de la nouveauté. Son quotidien semble alors suivre les mouvements incompréhensibles d’un théâtre mécanique, traversé de spectres qui se confondent avec la scène en cours, et d’un intense sentiment de vide, contre lequel Blecher tente sans relâche de se battre.

Les Aventures… apparaissent donc comme une suite d’irruptions brutales du rêve dans la réalité, ce qui lui a valu très souvent d’être comparé au surréalisme. Mais en 1934, alors qu’il travaille à son manuscrit, Blecher envoie à Sacha Pana une lettre dans lequel il clarifie son rapport avec ce courant dont il s’éloigne progressivement. Il écrit, « il y a longtemps que la réalité et l’illogisme de la vie quotidienne ne sont plus pour moi que de vagues spéculations intellectuelles, je vis cette irréalité et ses événements fantastiques ». Et c’est bien ce qui est le plus fascinant dans ce texte. Sans jamais forcer, accumuler gratuitement des images improbables, mais simplement en les scrutant plus intensément, en les laissant gonfler, devenir trop concrètes, trop précises, il construit un labyrinthe halluciné, à la fois extravagant et mélancolique, une démence « à froid, parfaitement lisible et essentielle ».


Max Blecher | Aventures dans l’irréalité immédiate
Traduit du roumain par Mariana Sora
Maurice Nadeau | 1989 | 266 p.