Paul Scheerbart | Perpetuum Mobile

Rêveries du ferrailleur en chef |

Pacifiste convaincu et écrivain fantasque, aussi méticuleux dans sa prose qu’imprévisible dans ses idées, Paul Scheerbart, mort il y a tout juste un siècle, et qui demeure pour le lecteur français une énigme à la mesure des parcimonieuses traductions mises à sa disposition, se mit un soir de 1907 à caresser le projet à la fois le plus improbable et le plus en phase avec l’époque tourmentée qui était la sienne : inventer un mécanisme qui puisse donner naissance au mouvement perpétuel. Perpetuum Mobile, ainsi s’intitule le journal de bord qu’il rédigea a posteriori, pour rapporter à son improbable lecteur idéal les laborieux tâtonnements et les illuminations fugaces qui constellèrent son long chemin vers l’élaboration d’une combinaison de roues capable de transformer le monde. Perpetuum Mobile, ce n’était donc plus seulement le nom d’une technique musicale, parvenue à son degré de raffinement ironique avec le scherzo éponyme de Johann Strauss fils. Les deux mots latins, jusqu’à présent craquelés et grinçants, se voyaient brutalement rajeunis par leur raccordement intensif à la longue coulée de lave du vingtième siècle naissant, celle du Progrès comme chemin et but ultime de l’humanité. Qu’y avait-il, à l’origine de la plume rigoureuse et obstinée de Scheerbart ? Une réflexion sur les canons, devenus propulseurs idéaux de marchandises à travers la planète. Le non-dit de cette rêverie, était l’obsolescence programmée des canons eux-mêmes comme machines de guerre. Il y eut, jusqu’au bout, chez Scheerbart, une conviction absolue que la guerre était une abomination dont le Progrès devait aider à faire place nette, et que par la suite la Terre toute entière se couvrirait d’un réseau lumineux d’échanges et de machines, dont la logique réductrice culminerait dans la théorie de l’architecture de verre, promue à des dimensions à la fois industrielles et ésotériques. Confronté aux charniers boueux de la Grande Guerre, qui épiphanisaient un siècle de progrès janusien entre exaltation et catastrophe, Scheerbart le pacifiste en tira les conclusions les plus extrêmes : il se laissa littéralement mourir de faim.

C’est à la lumière de cette tragédie personnelle, que les sautes d’humeurs, descriptions mécanistes et trouées de lucidité de Perpetuum Mobile, se lisent comme un lieu suprême d’ambiguïté occidentale, au sein duquel un visionnaire absolu, incapable de choisir entre la rêverie ancestrale et la logique industrielle, les laisse toutes deux s’exprimer sur la même page, au risque de l’inconséquence. Et coulant de manière souterraine entre les différents envois au Bureau des Brevets, tous condamnés les uns après les autres à un silence obstiné de toute autorité scientifique campée sur ses certitudes, le lecteur attentif se met à voir double, comme dans un split screen littéraire où deux perspectives historiques se retrouvent à la fois parallèles et opposées. Sur notre droite, nous voyons le « ferrailleur en chef », ainsi qu’il s’est lui-même nommé par dérision, accumuler les maquettes et les schémas, pendant que sa femme proteste de cette inutile dépense de temps et d’énergie, et entre deux étapes de son élaboration se lancer dans de grandes rêveries sur l’avenir radieux qu’ouvrira l’application extensive du « perpé » à l’ensemble des éléments quotidiens de l’homme moderne : ses déplacements, son économie, son mode de vie, sa géographie désormais simplifiée, sa position dans l’univers même. La planète toute entière devient une guirlande de marchandises et d’hommes en déplacement rapide, dont l’intensité lumineuse transforme le Soleil même en un vestige de l’ordre ancien, désormais aussi banal et vide de sens qu’un ornement sur une façade moderne. Mais sur sa gauche, ce côté senestre qui est aussi le côté sinistre, Scheerbart se montre capable de percevoir, avec le même regard tranchant de comptable de la modernité, tout ce que la portée de son modeste mobile à des dimensions cosmiques, pourrait avoir comme funestes conséquences sur l’homme : l’aseptisation de son environnement, son avidité décuplée, un renversement tel de l’ensemble de ses valeurs et de ses cadres mentaux, que d’un bien apparent pourrait aussi bien émerger une catastrophe absolue, une vacance de l’humanité jetée dans une nouvelle obscurité par ce qui était censé lui apporter une nouvelle lumière.

“Le perpé, lui non plus, n’amènerait pas que progrès”

C’est l’une des secondes de lucidité qui donnent toute leur dignité à ce bref journal de travail, ponctué de schémas mécaniques qui vont en se complexifiant jusqu’à l’absurde, au rythme des impasses et des inspirations qui traversent Scheerbart comme s’il était lui-même une pile que l’énergie de l’époque charge et recharge selon ses propres caprices. Capable, avec un mélange parfait de sincérité et d’ironie, de tracer le portrait de tout ce à quoi son monde aspire, depuis la ronde incessante des dirigeables jusqu’à l’arasement des montagnes les plus hautes, en passant par le triomphe ultime de la rationalité sur les illusions spirituelles. Chez Scheerbart, le « perpé », parachèvement de la roue babylonienne, fait proliférer le profil de son omnicompétence jusqu’à devenir un cauchemar visuel absolu, comparable à cette short story de Donald Barthelme intitulée A Nation of Wheels , où les pneus ayant acquis une intelligence autonome conquièrent le monde et le transforment en une autoroute unique. « La pratique détruirait beaucoup de mes imaginations », finit par avouer Scheerbart, une fois qu’il a laissé parler à travers lui l’hybris destructrice et sacrilège qui est celle de tout utopiste scientifique de son temps, et qu’il a malgré tout laissé au rêve, à l’inconnu, à la chose qui aspire à se transformer par la seule grâce des mots et des images qui n’est jamais une histoire close, la chance de respirer à travers le récit onirique de ce qui aspire à le supplanter. Cette nouvelle édition de Perpetuum Mobile, proposée par les éditions belges Zones Sensibles, offre au centre de ses pages le montage d’un mobile pop-up : nul doute que le lecteur qui trouverait le temps et le courage de monter ces roues dentées de carton, verrait à chaque fois qu’il ouvre son exemplaire, surgir autre chose que la simple duplication de ce qui fut une réussite arrachée de haute lutte – rien moins que le spectre coloré de ce qui fut autrefois la gloire technologique ascendante d’un continent et d’une époque, et qui aujourd’hui ne nous laisse, quels que soient ses efforts, qu’un indéfinissable goût amer.


Paul Scheerbart | Perpetuum Mobile
Traduit de l’allemand par Odette Blavier |Illustrations (couverture & pop-up) par Gianpaolo Pagni
Zones Sensibles | 2014 | 72 p.