« There is a whole catalogue of things you’re not looking for » : parmi Against The Day |
(1) (mercredi, décembre 27, 2006)
J’ai décidé de ne faire rien d’autre pour le moment que de recopier ce que je crayonne dans mon petit cahier noir, à la lueur d’Against The Day, puisque rien d’autre, ou presque, n’occupe mon esprit ces jours (en fait, il y a bien deux ou trois choses, entraîner la mémoire de mes mains, entraîner diverses dépendances à quelques acrobaties, à quelque voyage, mais je mets tout ça dans une boite en bois pour le moment), je fais vite, j’ai rendez-vous à la banque un joyeux noël à vous si vous passez par ici et n’êtes pas envoyé par un robot.
D’abord, mon autorité, un contexte ; mon esprit tutoie P. depuis très longtemps maintenant, j’ai même eu en tête à une époque une chose qui s’appellerait les enjeux de l’information, il me dirige donc sans équivoque depuis presque autant de temps, comme il en dirige d’autres ; mon plongeon s’apparente donc à un délice, d’autres préfèrent parler de grâce, d’envol, mais vu le traitement que P. fait des déplacements dans les airs, les tressaillements de la lumière, je préfère la bouffe, un vrai rempart de réel dans ce roman, ou un restaurant arctique, même, Narvik’s, « Mush-It-Away Northern Cuisine », reste ouvert toute la nuit et attise les appétits, provoque des queues de manants collés, avec une belle spécialité, le Meat Olaf, des oeufs de skua, des côtes de morse, des parfaits à la neige. Rendez-vous page 135. j’y plonge.
Possibles et pas possibles : pas-de-côté de passé, anticipation, rétrofuturisme : ATD est un peu tout ça, et complètement autre chose, exactement comme Gravity’s Rainbow ; jusque là (page deux cent, environ), ATD est d’ailleurs et sans sourciller celui auquel il ressemble le plus : il percute monceaux d’histoire connue, détours vers la fantaisie et piles de mystère, ces moments très cruciaux où s’amorcent des aventures mystérieuses dans les films d’aventures et rien que d’aventures, puis abandonne les aventuriers, revient vers l’histoire désintégrée, qui se fout d’avoir suivi un autre noeud de chemin. Les intrigues nous contemplent de leurs présents alternatifs et magiques, hilares, marmonnent, « vous vous croyez tellement plus plausibles », cabriolent, disparaissent. Tout commence dans un grand bruit, les Chums of Chance débarquent d’un vieil illustré, numéro machin d’une longue, très longue série auquel P., sale type sans cœur, fait constante référence, comme il renvoie sans cesses à divers indices, à attraper au vol, à poser sur le papier, impérativement, puis, au détour d’autres indices emmêlés, vérifier, comparer, tester, puis, si le P. qui raconte est généreux, affirmer (ainsi, pour les Chums of Chance, leur rang, leur spécialité, se reporter à mille-et-une locations du livre, si possible dans la bouche d’un personnage qui narre le temps d’une histoire, comme le récit de Fleetood Vibe de l’expédition Vormance, vers la page 133, où l’on apprend que Chick Counterfly est « science officer » (141), ce qui sert plus que de savoir que Blundell, cuisinier, est ukuléliste), ou, au contraire, infirmer, parce que l’indice renvoie à cet ailleurs permanent de savoir hors-de-portée, dans cet ailleurs merveilleux où tous les récits de P. finissent, s’expliquent, se démêlent, où la fiction éjacule son savoir et où tout se vérifie. J’aimerais bien, à l’occasion, aller y faire tour, consulter les épais volumes sur les étagères, passer du temps dans les allées « science », surtout celles de traverse, les alternatives où l’on trouve les autres livre de Tesla, ceux qui n’existent que dans le livre, les cahiers du Transnoctial Discussion Group, consulter les petits précis sur l’Aetherism et le Quarternionism, la Michelson-Morley Experiment, et puis, le temps d’un café, relire tous les Chums of Chance, du premier au dernier, pour un mieux comprendre les personnages. Histoire d’étalonner un peu la fiction. En attendant de vous expliquer pourquoi ce haut-lieu de haut désir est justement à éviter comme un abattoir et un beau contresens, je contemple le paradoxe de ma petite tâche minuscule, le contresens gigantesque mais nécessaire pour jouir un peu de quelques rencontres fortuites de pièces du puzzle circulaire, je regarde les notes, les noms que je recopie, hilare, fasciné, comme autant d’amorces d’avortons d’histoire (parce que comme dans la grande route de Gravity’s Rainbow, chaque nom de personnage est une promesse d’histoires) et même, pour les destins emmêlés des familles Traverse et Vibe, une Histoire en grand qui poursuit son chemin comme un tronc d’arbre auxquelles se raccrochent les racines, et c’est sûrement par-là qu’Against The Day assassine Gravity’s Rainbow, d’ailleurs, et fait montre de son âge (mais je n’ai rien vérifié, encore, je n’en suis qu’à un cinquième du pavé) : une histoire de familles ?
(2) (jeudi, janvier 18, 2007)
Me voilà donc qui tente de reprendre le compte-rendu de ma lecture d’Against The Day, en m’excusant d’avance des approximations et des éventuelles affabulations (après tout, j’ai bien le droit de rajouter ma propre couche de fiction à l’affaire), mais vous savez où débroussailler à la source, emparez-vous du vrai livre si vous pouvez. Je sais d’ailleurs que Claro s’occupe d’ores et déjà de la version française, comme il en parle sur son journal de travail, tout le monde sera donc bientôt comblé de ces histoires.
Tout va donc pour le mieux pour l’instant, même si le pavé a aussi ses failles (oserais-je appeler les failles des failles ? Je sais surtout que je ne devrais pas commencer en évoquant mes déceptions, parce que si j’en ai eu quelques unes, je sais que la postérité aura raison d’elles, au moins autant que les quatre cent-cinquante pages de chemin qu’il me reste à parcourir), le rythme de croisière est jonché de sanguines épiphanies et de fibrillants vertiges. J’aime lire Pynchon lentement (oserais-je vous infliger ici la citation de la traduction française de Slowlearner, L’homme qui apprenait lentement ? Dont acte !), le stylo dans la bouche, un petit carnet noir dans la main, même si le livre est lourd, parce que j’aime que son rythme d’histoires mêlées, démêlées, interrompues, reprises, disparues, retrouvées s’installe dans la durée, j’aime avoir besoin de mes notes pour m’y retrouver dans les histoires compliquées qui disparaissent puis réapparaissent subitement dans ces grands fracas d’in medias voces très exigeants, avec tout la quincaillerie de contexte et de personnages à se remettre en crâne, plutôt que de tout dévaler à toute allure, lire vite, vite comme certains qui courent pour apprécier les zigzags est les violentes plongées mais doivent aussi retenir leur respiration, en notant en l’air, en virgule, les données, comme une retenue dans une soustraction,et je n’ai jamais été très fort pour le calcul mental, j’ai besoin de ma calculette graphique sous les yeux, et pour celui-là, je note beaucoup, beaucoup, un peu dérisoirement, et je consulte aussi beaucoup ce que je note, et je me dis que ça sert au moins à ça, j’égraine sur le chemin, et pour la première fois en lisant un Pynchon je ne suis pas sûr que ce soit vraiment la peine, et je vous expliquerai un peu plus bas pourquoi. Une certaine lassitude s’installe, comme à la lecture de Gravity’s Rainbow – je crois que la longueur remarquable du livre, 1085 pages en typo serrée, est moins en cause – Mason & Dixon était très long aussi mais jamais monotone – que la nature de ce nouveau livre, de son mode opératoire, peut-être de son propos – et l’intoxication opère bien, petit sang sucré qui file dans les neurones, racines qui se plantent dans les interstices du quotidien et s’étirent à l’horizontale, ennui léger, phases qui colorent les jours, calme plat, puis pliures verticales en grand-huit, excitations ponctuelles, moments d’indigence certainement volontaires qui révoltent, sang qui monte à la tête d’un coup d’un seul, phrases complètement bandantes… Le livre s’est bien installé dans ma vie et intoxique bien ses jours et ses nuits, je tremble avec quelques vrais personnages incarnés, rares comme des miracles (c’est-à-dire : qui font autre chose que délivrer des théories sur le néant, le capitalisme ou la thermodynamique, Pavlov ou un attracteur étrange de Poisson pour expliquer la psyché, ou juste des acrobaties obscènes, comme un miracle qui n’arrivait presque jamais dans Gravity’s Rainbow mais qui quand il arrivait était beau comme un miracle de gateau-romance – Oberst Enzian, l’histoire d’A. de Jessica Swanlake et Roger Mexico, l’histoire de famille de Leni, Bianca, Franz Pökler – et ici ce sont presque toujours des individus connectés en groupes ou familles, Frank et Kit Traverse, Merle Rideout et sa fausse fille Dally, Miles Blundell le plus incarné des membres de l’équipage des Chums of Chance), et quelques fois, un peu paumé, un peu tristoune, je m’étonne à chercher du vertige, addict aux hauts le cœur, et j’en viendrais presque à faire gigoter le pavé pour trouver du mouvement. En même temps, je me dis que les crevasses inopinées, qu’on ne voit jamais venir dans le flot des chapitres qui se succèdent plutôt qu’ils ne s’amoncellent, et c’est inédit, en sont d’autant plus profondes et d’autant plus salaces.
« Some ghosts go oo-oo-oo »
C’est qu’Against The Day, gros pachyderme, ne se construit pas par le milieu, selon des glissements neuronaux de paysages grouillant en paysage grouillant qui se connecteraient parfois par des buissons de détails, comme le faisait GR (on va faire comme les universitaires, on va appeler Gravity’s Rainbow par son acronyme) mais plutôt par mouvement circulaires, en faisant des gros sauts de géant, des travellings hyper rapides, du montage comme dans ces films qu’on dit choraux : mais ici, si on chante parfois, une chanson sur les Quarternions par ici, une autre sur les Castors du cerveau par là, la succession des scènes et des grosses portions d’histoires compliquées qui se connectent une fois de temps en temps (ce sont surtout les Chums of Chance qui font les jonctions, les boulons, qui tissent les liens) ne fait jamais chorale commune, ne fait jamais chorale multiple. On sait comment Pynchon procédait dans GR, amoncelant des mystères sur d’autres mystères, des intrigues sur d’autres intrigues, joli feuilleté compliqué, sans jamais faire couler les aventures : ici, c’est étonnant à quel point les aventures coulent effectivement, malgré les interruptions, les moments où il les envoie toucher le fond en les pulvérisant par le burlesque. Dans Against The Day, il semble qu’aucun harmonica ne disparaisse dans des toilettes londoniennes pour réapparaître cinq cent pages plus tard dans un torrent de montagne en Allemagne pour éprouver le lecteur et le broyer dans sa machinerie fabuleuse, et vérifier s’il suit l’histoire compactée en total chaos glorieux, comme si le défi était moindre, comme si un simple lecteur simple pouvait, à renfort d’assiduité, le maîtriser un peu, comme si livre était effectivement plus… lisible. On pourrait d’ailleurs, sinon dégager une direction (elle semble circulaire, comme une loop temporelle, comme un saut dans les cordes, de toutes manières), lister les plus grosses intrigues qui s’ouvrent et s’interrompent et traversent le détail vertigineux des autres intrigues en multitudes comme des fléchages : la tragédie de la famille Traverse contre la fratrie supervilaine des Vibe, depuis l’assassinat de Webb le syndiqué faiseur et poseur de bombe, jusqu’aux zillions d’aventures, vengeances ou trahisons de ses enfants Frank, Reef (vengeurs du meurtre de son père), Kit (dont les études de mathématiques poussées sont financées par Vibe, commanditaires du meurtre), Lake (qui épouse l’assassin) démultipliées au gré des rencontres de zillions de protagonistes comme autant d’amorces d’histoires, discours, anecdotes et théories attenantes ; l’histoire de Merle et Dahlia, et, dans les cieux et sur la terre, les mouvements des Chums of Chance sur l’Inconvenience, forteresse volante, qui traversent toutes les histoires en tendant des lignes droites, de l’intérieur de la terre vers le Grand nord (« The Vormance Expedition »), de Venise à NYC, de l’Amérique de la fin du dix-neuvième vers des futurs sans gonds d’écriture, d’un « régime de temps » à un autre, suivant la carte paraphormicale de l’itinéraire Sficiuno pour trouver le Shambala, tous ces épisodes comme autant d’issues de l’illustré dont les COC sont les héros. Ce tourbillon plat d’histoires toutefois hiérarchisées en degré d’importances s’agite autour d’un point lumineux (en lieu du trou noir d’entropie qui était l’horizon fuyant de GR, le V2 en Imipolex-G qui faisait que les dossiers à son sujet devenaient des amas de mots et de papier sur rien d’autres qu’eux-même et autour duquel rien ne pouvait s’agiter au risque de s’annuler, mais bref, bref), l’espath d’Islande (Iceland Spar), minéral magique qui permet d’errer dans le feuilletage de l’espace (la bilocation) et du temps, soit la « substructure du réel » (un recueil de sagas, The Book of Iceland Spar, contiendrait, apprend on tôt dans le livre, l’histoire complète de l’exploitation du minéral, y compris les épisodes à venir dans le temps), magie quantique, et une arme ultime (si j’en crois la review de Christopher Sorrentino, elle serait d’origine extraterrestre) exploitant littéralement les quarternions de Hamilton, vraie rupture mathématique que Pynchon utilise pour regarder en face la nature multiple en dimensions du réel, faire tourner le temps dans tous les sens, rendre tout – les supercordes et les voyages dans le temps – plausible avant l’heure.
« Some Serious Dissonance between Psychical Gifts and Modern Capitalism »
Pynchon s’empare donc, comme à chaque fois, comme dans GR encore et surtout, de bric-à-brac de phrases scientifique réel, quelques équations sur le zinc, qu’il enroule autour de ses fantaisies ésotériques – même si ceux qui fouillent sont formels, contrairement à un Foster Wallace qui cite à tout va et à tort et à travers, Pynchon maîtrise ses mélanges, connaît ses inconnues et ses hypercomplexes sur le bout des doigts – et d’un rétrofuturisme joyeux, charmant d’abord, ensuite peut-être crucial (il semble nous demander à plusieurs reprises, dans la fournaise d’idées de son dix-neuvième, si la science n’aurait-elle pas raté quelques chemins à l’aube du vingtième siècle, et laissé en jachère quelques embryons fabuleux ?) ; Pynchon joue avec les amorces de théories en devenir comme autant d’opportunités de les laisser se mêler à leurs possibles ésotériques, fantaisistes, voire littéralement magiques, et aplatit tout sur le même plan de réel, comme un idiot dans la Zone. Exemple avec les quaternions, maniés comme autant de trous noirs magiques. Pynchon revient sur ce détail des mathématiques découvert par W.R. Hamilton en 1843, « quadruplets » ou chiffres hypercomplexes (je cite, littéralement, sans comprendre, « consistant en de multiples racines carrées de -1 ») qui ne peuvent se représenter dans un espace à trois dimensions et dont la multiplication se représente géométriquement par une graduation et une rotation autour d’un point origine (en errant sur Google, j’ai découvert que les quarternions ont ainsi, bêtement, littéralement, des usages en animation et en aérospatiale – « il est fréquent que les systèmes de commande de déplacement d’un vaisseau spatial soient régis en termes de quaternions », explique Wikipedia. On sait maintenant que l’univers contient plus de trois dimensions spatiales, et Pynchon jongle avec ces chiffres hypercomplexes qui ne peuvent se représenter dans un espace en trois dimensions et les met entre les mains de scientifiques magiciens, fakirs, industriels, qui s’en servent pour voyager dans l’espace-temps et se faufiler dans ses feuilletages (immédiatement, je pense, sans rire, au Dr. V. Ganesh Rao de l’Université de Calcutta qui, dans un bar d’Ostend, expliquant l’usage des quaternions dans le Yoga moderne, se lance dans des contorsions folles jusqu’à disparaître, puis réapparaître, transformé en blond élancé, dans une barquette de mayonnaise, p.539).
Évidemment, comme GR calquait le trajet de mort de son missile pour émulsionner la structure entropique de son récit, Pynchon se sert surtout de son fond de bricolage quantique et de ses intuitions glissées sur les hypercordes (page 444, une belle « ambiguity of Time and Space », au détour d’une phrase) pour ballader ses personnages d’une dimension de fiction à une autre et faire défaillir les liens qui les lient à leur réel respectif, ou en quelque sorte, leur « régime de temps » : plus j’avance et plus je suis persuadé qu’Against The Day ne fait pas que rassembler plusieurs histoires, mais plusieurs dimensions contradictoires, et que la plupart de ces histoires ne peuvent effectivement pas se dérouler dans les mêmes conditions de réel. Certains récits, même, traversent les dimensions, quand certains personnages s’y perdent, alors que les narrations muent de ton, muent de propos, semblant perdre leur raison d’être. C’est l’une des plus belles singularités pynchoniennes, et l’une des plus belle singularité de ce roman, qui y place ses plus belles crevasses : ces moments où des histoires très sérieuses, presque tragiques de vengeance, de règlements de compte, partent en vrille, d’un coup, et s’affaissent dans la farce. Pynchon semble se fatiguer des moments les plus plats de ses récits les plus interminables, mais ce sont bien des leurres, des incisions effectuées directement sur le tissus de sa narration.
Jusqu’à maintenant, je préfère ainsi l’histoire de Frank Traverse quand il part en quête des assassins de son père, et qui devient d’un coup d’un seul, au Mexique, d’une ligne à l’autre, Pancho, joueur de basson pour Gaston Villa et ses Bughouse Bandoleros le temps d’un chapitre, avant de trouver Sloat Fresno, au hasard d’un détour, p.315. Ou peut-être, dans le même genre exactement, les Chums of Chance quand ils deviennent, par la magie d’un twist quaternioniste donc, dans un pli de réel alternatif où ils peuvent même lire leur propres aventures, le « Marching Academy Harmonica Band ». Nos héros positifs oublient ainsi un temps qui ils étaient « avant », et la peur est réelle de perdre ces beaux personnages souriants dans les bas-fonds d’un tour de passe-passe cruel et personnagicide, il faut réaliser à ce moment que le glissement est total, les Chums of Chance devenant, des gais-et-courageux héros d’illustré fantastique du début, une organisation futuriste et paranoïaque d’anticipation, avant, en un éclair, de devenir un orchestre d’harmonicistes (c’était soit l’harmonica soit le banjo, comme Pynchon avait donné comme condition sine qua non à Laurie Anderson lorsqu’elle lui avait demandé l’autorisation d’adapter un texte de GR en comédie musicale, « oui, mais le banjo doit être l’unique instrument utilisé ») évidemment burlesque. Il faut avouer que le twist est hilarant, mais il faut aussi dire à quel point il est mélancolique, comme si c’était tout le merveilleux du roman qui était à ce moment mis-à-sac en un tour d’alchimie littéraire. Les COC s’érodaient déjà au contact d’aventures un peu trop sordidement réalistes pour eux (l’ère moderne en marche), ils en oublient là qu’ils ont été des héros, lisent leurs propres aventures comme des simples lecteurs à l’ère rationnelle, tombent du lit comme Nemo à chaque page de Little Nemo (et comme Mason & Dixon qui se rendent compte que le quadrillage du territoire Américain qu’ils mettent en œuvre signifie l’inexorable mise à mort du merveilleux et du pré-Euclidien dans la dernière terra incognita vierge sur le globe – comme souvent chez Pynchon, comme pour ce Gaucho dont j’ai oublié le nom dans Mason & Dixon, comme pour Zoyd dans Vineland, la plus cruciale des contre-cultures à l’œuvre agit contre les quadrillages, contre les territorialisations, contre le couperet de l’impérialisme rationaliste). Mais surtout, Pynchon est follement cruel parce qu’il dégomme le crédible d’existence de ses personnages, comme il dit p.418, « real » Chums are away, « somewhere » else, et est-ce que c’est ça aussi, la bilocation, quelque chose qui permettrait à un personnage de faire à la fois partie du réel dans lequel il s’incarne et une fiction à ce même réel, et inversement ? Heureusement les Chums sont vite rappelés à Bukhara, en Asie, et quand Pugnax réapparaît un poil de pages plus loin tout est peut-être rentré dans l’ordre…
Si ce n’était cet autre péril majeur qui fait vaciller l’ingénu merveilleux des Chums en les frottant au réel, ces « Trespassers » (« Mr Ace » avec les guillemets ou Ryder Thorn), qui viennent de ce futur terrifiant et corrompu, époque de la phase terminale de « l’expérience capitaliste » (expérience dans le sens d’expérimentation, c’est plus clair dans la V.O. « the end of the capitalistic experiment ») que tout ou presque apparente à notre présent. C’est là que toute la tragédie sociale à l’œuvre dans la bataille des mineurs syndiqués-terroristes contre l’empire Vibe, mais aussi toutes les références à la tentation socialiste des personnages, présenté comme un beau gauchisme tombant sous le sens avant l’échec (p.179, même Lew Basnight, le chasseur d’anarchistes, sent ses certitudes vaciller), s’animent de sens : GR était le récit d’un compte à rebours, la mise en orbite d’un missile trou noir, Against The Day arrive pendant le dernier âge des possibles, mais communique déjà avec l’après, avec notre présent infernal. En d’autres termes, cette veille de fin du monde a tout du constat désespéré : Ryder-du-futur, p.554, annonce à Miles Blundell la première Guerre mondiale, annonce Verdun, et même si Miles ne semble pas encore comprendre la prévision, la sentence est prononcée : « vous êtes des idiots à la foire, le regard vissé sur les Merveilles de la Science, attendant comme il se doit tous les Miracles du Progrès, et c’est votre foi, votre pathétique foi de balloon-boy »… Amertume intense des références à l’entropie, le jours d’après, assénée comme un coup de butoir, un je-vous-l’avait-bien-dit-et-maintenant-il-est-trop-tard : Pynchon revient sur la « simple vérité Thermodynamique que les ressources de la Terre sont limitées », et c’est presque un mythe qui tombe, la bouche de Pynchon qui nous dit que son obsession de toujours n’était pas qu’une curiosité littéraire, un comble théorique, mais bel et bien une ferveur politique, et que les « Trespassers » du futur, c’est nous, les lecteurs, en voyage dans son livre. Oubliez les douces déceptions mélancoliques de Vineland, Against The Day, récit d’une innocence en décomposition, est de la vraie câme nihiliste.
« Some invisible narrative occupying the passage of the day »
Pour l’instant, le reste de mes excavations tient donc, je l’ai évoqué en premier lieu, de mes déceptions, de la désagréable impression de parcourir les ruines inconnues de GR, ou, pire, de sa parodie sombre. Mais, je viens de le dire, Against The Day est pynchonoclaste et ricane comme la mort, ses dents pourrissent. Je vais donc vite, pour la forme, évoquer l’érudition à l’oeuvre dans le roman, qui semble amoindrie, diminuée, moins absolue et un peu artificielle ; blâmez Google, sa simple existence, mais pour la première fois, je soupçonnerais presque Thomas, humanum, de l’avoir utilisé. Du coup, tous les délices obscurantistes qui jonchaient et parasitaient le savoir abyssal de GR émergeraient presque clairement du cloaque de data – racisme mou quand des japonais hilares mitraillent de photos des cowboys violents dans un saloon icône, pures démonstrations d’idioties presque plus hilarantes, quand on lit comment Chick Counterfly, comme on devrait pouvoir l’apprendre en lisant l’épisode The Chums of Chance and the Caged Women of Yokohama, a appris à maîtriser la technique Zenniste de « juste s’asseoir », p.41 — et certains détours du récit, tirés par les cheveux mais totalement lisibles, feraient presque sourire plutôt qu’ils ne vrillent l’esprit en noeuds inextricables. Ailleurs, Thomas se caricature un peu, entropie à droite, entropie à gauche convoquée presque sans raison cruciale (p.518, « des sandwiches oubliés et des pâtisseries auxquelles l’entropie avait été typiquement impitoyable se faisaient connaître dans un déluge d’expressions de dégoût multilingues »), fantaisie, fantaisie (une convention en loop temporelle sur les voyages dans le temps financée par une matière grasse à cuisiner alternative, le Smegmo, ouais, ouais, P. radote), jeu de mot décelable (un personnage qui s’appelle Mundharfwerke, oui, oui, vous avez bien lu, presque Motherfucker), autocitation mélancolique (Kit Traverse qui manque de se faire assassiner noyé par de la mayonnaise, quand Slothrop s’extirpait de monceaux d’ordures immondes). Les quelques regards dans le miroir de sa bibliographie — un voyage dans la Terre creuse, comme à la fin de Mason & Dixon p.115, un Bodine marin p.517 (ancêtre du Pig Bodine de V. et Gravity’s Rainbow si les époques ont encore un sens dans le vaste espace intertextuel pynchonien), des dossiers (« impressively sealed documents », 223) qui provoquent des accès de paranoïa compliqués par l’usage de drogues étranges (Lew Basnight, câmé à la Cyclomite, se demande s’il est effectivement devenu un agent-double, p.242) où les personnages réalisent toujours que quelqu’un, quelque part, a déjà commencé à faire un dossier sur eux… Paranoïa qui rebondit, serpentine, d’un personnage à un autre, puis qui finit toujours par remonter dans les astres de la Machine, de Eux (p.245, les Chums of Chance : « Whatever mutual suspicions might have flowered among the lads themselves —by the simplest computation, twentyfold at leasy-— their true apprehensions converged on those invisible levels « above », where orders, never signed or attributed, were written and cut »), mais dont le propos semble terni, perdu dans le processus, quand elle faisait vibrer la machine-à-broyer-du-data de GR toute entière. Enfin, il y a les pirouettes de mots qui ressembleraient presque à des aveux d’échec, des clins d’oeil aux détracteurs, et c’est ce qui fait le plus mal à lire — Pynchon qui s’abaisse à répondre aux idiots, même en passe-passe. Un personnage ne s’appelle-t-il ainsi pas Woevre, Whoever, N’importe-qui, quand on a toujours malmené P. pour la posture désincarnée, méchamment postmoderne, de ses personnages-fantômes ? Pynchon a-t-il quitté le navire ? Que penser quand notre héros grimaçant livre lui-même le manifeste de ses romans, glacial, et écrit, p. 427, « …unable to escape a suspicion that somewhere in the bustle of lectures, exhibits, picnics and socials they had missed something essential, which might never be recovered, even by way of a working time machine » ?
« Let us imagine a lateral world, set only infinitesimally to the side of the one we think we know, in which just this has come to pass »
Je vais prendre ma pause bientôt, mais pas avant d’avoir retourné ma veste, parce que, je l’ai déjà dit, je suis encore à mi-parcours, il me reste du chemin à faire, et Pynchon est toujours plus diabolique, plus formidable qu’il n’y paraît, et si la foire est pour l’instant à peu près lisible, elle ne l’est certainement pas par hasard. Je vous offre donc en presque postscript une petite liste de noms, certains des plus beaux parmi la mirifique liste de noms qui étoilent le récit. Simplement, si vous aimez les lettres, si vous aimez la musique autant que moi, hurlez les à tue-tête et voyez comme ils rendent heureux, goûtez comme ils remplissent la bouche, écoutez comment ils rebondissent dans votre espace vital, quelques noms magnifiques, qui rebondissent – Roswell Bounce – et qui quadrillent – Webb Traverse – et qui vibrent sur eux-mêmes – R. Wilshire, Scarsdale, Fleetwood et Colfax Vibe – et qui croustillent – Merle Rideout, Bob Meldrum Clive Crouchmas, Natalia Eskimoff, Nicholas Nookshaft, Yup Toy, Chevrolette McAdoo, Thorvald la tornade, Dope Breedlove, Pléiade Lafrisée, le Capitaine Toadflax, Stilton Gaspereaux, Plug Loafsley, Wolfe Tone O’Rooney, Ewball Oust, Coombs De Bottle, et ma préférée, oh oui, ma préférée dans la myriade, Ruperta Chirpingdon-Groin, un vrai orgasme de nom, un vrai miracle de la langue qui claque. Lisez les en boucle, mettez les en bouche, posez votre main sur ce chaudron incandescent, regardez la flamme droit dans les yeux. Je vous reparle bientôt.
(3) (mercredi, février 14, 2007)
Voilà quelques jours que j’ai finalement achevé ma plongée dans ce long codex infini, et déjà, une sorte de douce terreur s’est emparé de moi : et si Against The Day était la dernière proposition de Thomas Pynchon, et si le roman était son aussi testament ? La sentence est terrible quand on quitte un Pynchon, de se retrouver sans le bruit toxique en plein de sa littérature, elle est atroce quand on imagine que c’est peut-être la dernière fois effectivement qu’on le fera. Une fin souriante, forcément amère, ambiguë, achève de tendre un arc doré, ondulant, pleureur au-dessus de ce roman bien plus sentimental qu’il n’y paraît. Halte aux diatribes ridicules, donc, d’abord, il y a ici quelques âmes, quelques personnages mirifiques et adorés, Pynchon ne laisse pas sa voix épeler et reépeler tendrement les noms et petit noms de Yash, Kit, Reef, Dally sans raison, et certains d’entre eux, si modernes, si hésitants, devraient même vous manquer une fois l’épilogue parisien achevé. Je dois avouer avoir beaucoup peiné à se laisser dérouler l’action sautillante, un peu absconse, criblée d’ellipses et presque tranquille qui fait les dernières deux cent quatre vingt pages du livre, et pour cause, je ne veux rien dévoiler (il y a des formidables enjeux de suspense pur dans ce récit, si vous voulez bien encore le croire), mais le récit reprend mystérieusement son souffle après avoir tout soufflé en un des paragraphes les plus littéralement vertigineux qu’il m’ait été donné de lire, isolé (c’est le seul ?) par trois petits points magiques comme une halte d’Arno Schmidt et par la phrase fabuleuse qui donne son titre au roman.
Mais l’épilogue, annoncé par un littéral coup de magie reliant la quatrième à la cinquième partie (entre un faux vrai père et sa vraie fille, mais je ne veux, encore, rien gâcher) a vite fait de rappeler la raison : ce livre aurait pu faire mille pages de plus, le monde aurait pu passer deux fois plus de temps avec ces personnages et leurs détours, leurs épanchements et leur costumes de scène, leurs glissements et leurs actions idiotes, et bêtement, doubler encore son temps de bonheur. Et encore : le redémarrage forcené de la grosse machine après « la grosse explosion » et les deux pieds dans le plat de la quête (je n’en dirai pas plus, mais c’est dessiné sur la couverture), qui ne fait pas que massacrer, en queue de poiscaille, tous les enjeux du gros récit (la mort du Tycoon, les retours aux bercailles, l’amour pour Pugnax, l’amour pour les Chums), zigzague bien, ou plutôt, oscille, dans une direction, et bien dans la bonne. Il y a là, quelque part, dans le détail sinueux du texte et de ses ressacs absurdes, ses mouvement de pendulier entre Trieste et les Balkans, le Mexique et L.A., les missions informes qui perdent toujours leur raison d’être quand les guerres éclatent parce que les guerres éclatent toujours, un immense coup de théâtre qui devrait donner du fil à retordre à beaucoup d’universitaires, à beaucoup d’artistes, à tant d’écrivains dans les années à venir. Je tenterai de pas en dire plus (vous pouvez toujours regarder le titre de ce post et vous mettre à fouiller, c’est quand même le but premier de ma contribution), mais il faut quand même que vous sachiez : Pynchon a réinventé la texture du texte, il a réussi à le feuilleter par l’envers, et ses personnages n’errent plus seulement dans des dédales, ils ne se content pas de se croiser et percuter, « to bump into each other », sans cesse par hasard d’un bout à l’autre du monde, d’un bout à l’autre de leur vie, ils habitent le récit de partout, de tout temps à la fois.
On n’a pas assez parlé, je trouve, de la belle forme de déploiement du roman, en paragraphes sans titre, sans rang, souvent assez courts. Je ne l’ai réellement réalisé qu’à l’orée du récit, mais si cette forme lui donne son rythme, très langoureux, assez éloigné des embarrées graphomanoires, paniquées, à toute birzingue de GR, ou des longs paragraphes verticaux et tout granuleux de descriptions, tout hoquetés de tirets, de Mason&Dixon, elle lui donne aussi son architecture, les axes de sa machinerie aux points d’entrée multiple, éminemment souple, recouvrable, dépliante. Il y a des expériences de lecture à faire dans cette fausse linéarité un peu ronflante, dans les identités qui flottent et fluctuent, dans les lettres qu’elles s’envoient, les figures sombres qui font chuter quelques chapitres sans se dévoiler, et, sûrement, dans ces longues, très longues périodes, où certains personnages, morts ou vivants, vaquent à l’occupation de l’autre côté de la cosmogonie du roman sans que l’on en entende parler à l’avant-plan du récit qui se déroule. Je vous disais plus avant quelques déceptions, je vous disais aussi que je pressentais la naïveté de cette dernière, comme si, à ce point de sa carrière, Thomas Pynchon pouvait encore trébucher et se répéter malgré lui, je parlais bien sûr bien mal, je parlais bien vite, le roman est tout à fait crucial, tout à fait inédit dans son fatal accomplissement.
(…)
« words starting with bilocations: only the word bilocations was found, nothing longer.
words that contain bilocations: only the word bilocations was found, nothing longer.
words ending with bilocations: only the word bilocations was found, nothing longer.
Words formed when one letter is changed in bilocations:
No words found when changing letter 1 (B).
No words found when changing letter 2 (I).
No words found when changing letter 3 (L).
No words found when changing letter 4 (O).
No words found when changing letter 5 (C).
No words found when changing letter 6 (A).
No words found when changing letter 7 (T).
No words found when changing letter 8 (I).
No words found when changing letter 9 (O).
No words found when changing letter 10 (N).
No words found when changing letter 11 (S).
Sorry, no words at all (in this word list) can be found by changing one letter in bilocations. »
Thomas Pynchon | Against the day
Penguin Press | 2006 | 1085 p.