Grand ratage |
Au chapitre 2 de Fonds perdus, très attendu 8ème roman de l’écrivain emblème du site que vous avez devant les yeux, le très affable mais bien peu fiable narrateur (qu’aucun pynchonophile chevronné ne saurait confondre avec l’Auteur qui l’anime et l’agite) nous raconte une étrange anecdote : à un moment indéterminé des années 90, Reg Despard, documentariste expérimental qui ne sait pas encore qu’il s’apprête à en devenir un, invente sans le savoir le screener en filmant à la sauvette des films au caméscope pour les revendre un dollar ou deux sur les marchés ; puis un jour plus heureux qu’un autre, un universitaire de NYU lui achète une cassette et tombe en pâmoison devant la créativité inconsciente, sauvage dont fait preuve le voleur d’images copyrightées : tremblements, zooms intempestifs dans les images pour tromper l’ennui – Reg se rend-il seulement compte « à quel point son travail, avec sa subversion neo-Brechtienne de la diégèse, se situe à la pointe de la pointe de l’art post-postmoderne ? »
De la part du plus célèbre et emblématique des Postmodernistes encore en activité, dont la moitié de l’œuvre constitue le marécage diégétique terminal de cette école magnifique, la caricature ne manque pas de charme subversif : et si le Postmodernisme, cette discipline des lettres américaines qu’une majorité de détracteurs n’a cessée de dénoncer comme absconse et non-avenue, était effectivement rattrapée par un Temps (celui de Scream, de Community, de la métafiction généralisée, de l’ironie partout sur Internet et à la télé) qui l’aurait rendu superflu ?
Survenant à la huitième page d’un roman que Thomas Pynchon publie à l’âge de 76 ans et – surtout – quatre ans après Vice caché, l’anecdote nous a d’abord filé une peur bleue. Roman noir supérieur, charmant au-delà de toute concurrence, Vice caché fut effectivement le premier roman de son auteur qu’on lut sans Moleskine à portée de main ni critérium dans la paume ; mais – argument jugé irrecevable chez une majorité de lecteurs convaincus par ses charmes – il nous fit surtout nous interroger : le retour de côté à la Source de Contrejour (pour éviter de me perdre en circonvolutions, je vous évite le détail, merci de vous reporter à cet article rédigé il y a quelques années) constituait-il à ce point une conclusion aux investigations dans « le monde fantôme » [1] des cinq triangles des Bermudes précédents que ses suites n’en constitueraient rien de plus que des annexes récréatives ? Autrement dit, Pynchon avait-il tout dit ? Ses machines tournaient elles finalement à vide ? Les stalkers de sa vraie vie et les pourfendeurs du roman postmoderne américain avaient-ils gagné pour de bon ?
C’est donc un euphémisme de dire qu’on a commencé à lire Fonds perdus comme on marche sur des œufs. Dans les 50 premières pages, on a même cherché à ne savoir que deux choses : si le Maître était athlétiquement en forme, et si le grand déballage de signes extérieurs de pynchonitude cachait ou non quelque chose. Il va sans dire qu’ils sont partout, les signes et les motifs. Que le New-York de l’été indien 2001 est un terreau au moins aussi propice que le San Francisco de l’été 1967 ou que l’arrière pays de Peenemünde de 1945 pour faire pousser partout du chiendent de perplexité politique et métaphysique. Que tout pointe vers ce Monde Secret, cet envers de la Terre qui vibrionne sans cesse dans L’arc-en-ciel de la gravité, Vineland, Mason & Dixon et Contrejour et que tous les signaux qu’on fait clignoter sont sans cesse malmenés / critiqués / mis-en-doute par Herr Narrator himself, qui prend un malin plaisir à livrer des faux sésames, à ironiser sur les tourbillons [2] et saccager la moindre piste tangible dès qu’elle apparaît [3]. Que le Web Profond, et ses hackers-kabbalistes, décrit de manière merveilleusement poétique et data-crédible dans quelques pages magnifiques, semblait à bien des égards n’exister que pour que Pynchon s’en empare d’une manière ou d’une autre. Que tout le monde, Narrator, Protagoniste, personnages secondaires, passe son temps à douter, à paranoïer et à logorrher sur le sujet. Qu’Internet, qui est pour la première fois évoqué comme un vrai sujet par Pynchon – a-t-on besoin de vous signifier l’importance de l’événement ? – est enfin happé en texte comme le monstrueux moteur démultiplicateur de rumeurs et de contre-information qu’il est depuis les premiers newsgroups de Usenet. Que les gentils sont tous des gauchistes post 70s typiquement américains, plus ou moins allumés et plus ou moins sains d’esprit et que dès qu’un agent de la CIA apparaît, la protagoniste pince son nez à l’avance parce que a) il est odorant et b) la liste d’exactions qu’il a commises pour de vrai en Amérique du Sud en renfort de l’opération Condor fait froid dans le dos.
Rappelons sommairement qu’à quelques exceptions près, Vice Caché rebattait un faisceau de signes presque aussi dense mais qu’il le faisait de manière ostensiblement mécanique et mélancolique. À l’inverse de Vice Caché, Fonds perdus semble moins aligner les signes folkloriques du pynchonisme que les agiter pour les faire vibrer de nouveau, les interroger une énième fois, les malmener parce qu’aucune métaphysique du soupçon ne saurait se substituer à l’Histoire officielle qu’elle envisageait de mettre à mal, aucun ordre même de discorde ne saurait émerger de la principia discordia pynchonienne. Papillonnant à sa surface de « pynchonnades » à la limite du pittoresque, ce huitième roman fait de fait vrombir dans ses profondeurs une essence d’anxiété inédite, plus difficile à déceler, plus visqueuse que jamais, qu’aucun autre réel que le réel américain contemporain n’aurait pu enfanter. Il faut atteindre la mort tragique de Nicholas Windust, l’agent de la CIA évoqué ci-dessus qui n’a décidément rien à voir avec le Brock de Vond de Vineland pour s’en rendre compte mais c’est indéniable : les enjeux de ce faux roman policier, forme classique de la vérité indéfiniment repoussée derrière le seuil s’il en est, sont bien sûr moins de révéler les deux extrémités d’une Conspiration en cours que d’éveiller la protagoniste-détective aux modalités du chaos nouveau dans lequel elle entend agir. Ce chaos neuf, c’est celui du capitalisme financier hautement instable, fourmillant de conspirations, d’injustices et de pôles de malfaisances plus noires et tangibles que jamais auparavant dans l’histoire, qui n’a plus rien à voir avec le Chaos folklorique des années 60 et qui nécessite qu’on élabore une heuristique nouvelle, à sa forme et à sa mesure, pour le sonder.
Enquêtrice privée spécialisée dans l’investigation de firmes et l’expertise fiscale, Maxine Tarnow est la protagoniste idéale pour nous accompagner dans la plongée. De fait, elle est sans doute l’héroïne la plus complexe et opaque que Pynchon nous livre depuis La vente à la criée du Lot 49, rare instance dans le corpus de l’Américain d’une auscultation du présent dans toute sa stupéfiante modernité auquel Fonds perdus fait immanquablement écho. Le choix d’une protagoniste unique et féminine est d’autant plus significatif que Pynchon n’envisage bien sûr pas une seconde pouvoir se couler dans l’esprit d’une femme. L’indice peut sembler trivial mais on revendiquera qu’il ne l’est pas : il nous fait nous rappeler que, de Victoria Wren à l’Ilse de L’arc-en-ciel de la gravité, d’Oedipa Mass dans La vente à la criée à Prairie Wheeler dans Vineland, les personnages féminins chez Pynchon cachent souvent, derrière leurs fonctions narratives éventuellement sommaires et leurs fanfreluches, les plus beaux trous noirs psychologiques de sa littérature. Il nous évoque surtout que le moindre signe que le Pynch’ se pique de placer sa focale dans l’œil d’un trou noir est un bon signe pour sa littérature.
Ce qui nous amène à l’an 2001, et à ce satané 11 septembre autour duquel Bleeding Edge tourne moins comme un vautour en quête d’indices – le roman tourne d’emblée en ridicule la manne de théories du complot qui a commencé à jaillir dans les minutes qui ont suivi le funeste événement – que comme un historien mélancolique qui en parcourrait le champs de ruines pour tâcher de déterminer en quoi et comment l’Evénement est devenu un pivot, quelles parts d’unique, d’anomalie et de recommencement le déterminent, et surtout à côté de quel Eden il nous a fait passer. Ce rendez-vous perpétuellement raté, c’est en quelque sorte le sujet principal de Pynchon depuis qu’il s’est piqué de relire l’histoire, de lui faire rendre gorge de larmes et de ses inextinguibles complexités dans V. Comme dans L’arc-en-ciel de la gravité, Contrejour ou Vineland, roman mal compris et faussement mineur de 1990 qui faisait bien plus que d’évoquer le semi-cauchemar reaganien, on pleure dans Fonds perdus au présent de l’indicatif un rendez-vous raté avec une histoire plus belle, une bifurcation vers un monde « meilleur » au carrefour duquel nous aurions pataugé sans nous rendre compte jusqu’à être obligé de choisir le moindre changement (celui du capitalisme tardif, toujours vainqueur par défaut). À ce titre, le titre du roman (les technologies « bleeding edge » – le titre original du livre – sont ces technologies si innovatrices que personne ne peut dire si elles vont changer le monde ou se muer en notes de bas de page) en dit long sur le Grand Raté que souhaite évoquer ici Pynchon : celui d’Internet, devenu sur 98% de sa surface un grand magasin doublé d’une fosse septique idéologique. On le sait, pour l’Américain, l’histoire moderne en générale et américaine en particulier est avant tout affaire de luttes entre colonisateurs et colonisés ; qu’il pleure le quadrillage de l’Amérique sauvage dans Mason & Dixon ou la mise à mort de la magie dans Contrejour, Pynchon en revient sans cesse à ces territoires vierges profanés par les grilles de la raison et les incessantes affaires capitalistes. Internet dans le roman est tour à tour évoqué par les Paranoïaques ancienne génération comme une invention de la RAND Corporation « conçu(e) dans le péché » et destinée à préparer l’avènement de la « worldwide martial law » et par ses Constructeurs comme un Ouest sauvage sur le point d’être colonisé ; si Pynchon ne choisit évidemment pas d’avérer telle ou telle acception historique, la zone d’incertitude qui scintille entre les deux version fait une Zone formidable pour sa fiction, qu’on taxerait de « zone de confort » si la lecture du roman ne laissait pas – dieu merci – un goût si amer en bouche, et si son sujet était ne serait-ce que vaguement énonçable. Car non, Bleeding Edge n’est pas plus le roman de Pynchon sur le 11 septembre que L’arc-en-ciel de la gravité était le roman de Pynchon sur la Deuxième guerre mondiale et l’ironie tragique à l’œuvre dans le roman semble moins résonner avec la catastrophe du 11 septembre – qui sourd de partout dans le texte jusqu’au moment où elle survient effectivement – qu’avec l’état du monde 12 ans plus tard. À bien des égards (et de manière bien entendu beaucoup plus ambiguë que notre texte le laisse à penser), ce roman largement lumineux, enjoué, baigné de soleil – signalons en passant qu’il s’y déroule notamment une comédie du remariage digne de Capra – nous donne à regarder un moment de grâce confondante au regard duquel notre présent est déjà un insupportable Enfer.
Au cœur du dispositif étourdissant de Guerre et Guerre, l’immense roman prototype du Hongrois Laszlo Krasznahorkai que viennent de publier en français les éditions Cambourakis, on trouve un manuscrit sans âge et sans auteur avéré qui raconte les pérégrinations, à travers les âges et l’ancienne Europe, de « quatre êtres aériens » en quête de Paradis terrestre ; partout où ils vont, ces séraphins anxieux réalisent que le haut-lieu de civilisation sublime, embrasé de lumière où ils viennent d’atterrir est sur le point d’être détruit par une guerre ou un affrontement. Sans aller jusqu’à encastrer le corpus pynchonien dans ce schéma terrible, la grille fait sens : chacun des romans de l’Américain embrasse au présent des moments de zone essentiellement vibratoires de l’histoire pour tenter de quantifier joyeusement ce qui en a été gâché. Immanquablement, on pense au plus célèbre aphorisme de Beckett dans Cap au Pire : « Tout jadis. Jamais rien d’autre. D’essayé. De raté. N’importe. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux. » Chaque roman de Pynchon rate un peu différemment, un peu plus magistralement le monde. Il ne fait pas l’ombre d’un doute qu’à l’instar de celui de Vineland, le Grand Ratage de Bleeding Edge va prendre du poids et de la puissance avec les années, et connaîtra les honneurs, dans 10, 20 ou 30 ans, d’être adoubé pour ce qu’il est – l’un des témoignages les plus graves et précis sur notre étrange époque.
- Cf. La Grand-Route de Pierre-Yves Pétillon.
- “HELP ! TOO BYZANTINE ! MAKE IT STOP !”
- Exemple à la page 6 : l’organisation secrète qui en veut secrètement à notre santé mentale serait par exemple Krispy Kreme.
Thomas Pynchon | Fonds perdus
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Richard
Seuil | coll. Fiction & Cie | 2014 | 464 p.