William T. Vollmann | La famille royale

Tyler contre Tyler |

Henry Tyler est un détective privé à qui on a jamais voulu faire retrouver le faucon maltais, mais un certain Brady décide de lui faire débusquer un drôle d’oiseau : la mythique reine des putes, qu’il voudrait prendre comme emblème de son casino-bordel virtuel de Las Vegas. Dans Tenderloin, le bien nommé quartier chaud de San Francicso, entre les putes et les drogués, dans l’odeur de pisse et de sueur, Henry s’enfonce dans une étrange quête qui, bien entendu, va changer sa vie.

Il se passe beaucoup, beaucoup trop de choses dans les 1328 pages de La famille royale de William T. Vollmann pour en effleurer plus que la surface en 7000 caractères. Plutôt que de revenir en long et en large sur le monde des prostituées, par ailleurs admirablement évoqué, ou de vanter une fois de plus la qualité de cette prose qui flirte continuellement avec le baroque, le réalisme ou le naturalisme, je voudrais aborder un peu plus le côté familial, le côté Abel et Caïn de ce roman, à travers la relation entre Henry et son frère John, assez rarement cité dans les critiques mais qui me semble, étrangement, le véritable personnage central de La famille royale.

Henry est amoureux d’Irène, la femme de John. Ce n’est pas un mariage heureux, le mari maltraite psychologiquement son épouse et n’est pas assez disponible, puisque trop accaparé par son travail d’avocat. C’est donc Henry qui sort Irène et tente de la convaincre de son amour plus authentique et plus beau que celui de John. Timidement, sa belle-sœur répond à ses avances, sans qu’on sache vraiment s’il y a consommation. Malheureusement, Irène se suicide alors qu’elle est enceinte de cinq mois. Plus que le contrat entre Henry et Brady, c’est ici le point où l’histoire bascule et l’intrigue véritable commence. Alors que John se console dans les bras de Célia — sa maîtresse depuis un petit temps déjà —, Henry, agité par la douleur, persuadé d’avoir perdu la seule femme qui comptait, est obnubilé par cette fameuse Reine des putes. Personnalité soumise, il doit remplacer une dépendance par une autre dépendance. Il trouve la Reine et après quelques douloureux exercices pour prouver son allégeance, il en devient l’amant, abandonnant de plus en plus son travail pour s’enfoncer progressivement dans le monde des putes et des camés.

Malgré cette déchéance physique et pécuniaire, Henry est le personnage auquel le lecteur s’attache et s’identifie, et John l’horrible frère plus obsédé par le boulot et l’argent que par la vie et les humains. Et puis Vollmann commence subtilement à introduire le doute et l’on se rend compte qu’en fait on s’est peut-être bien fait avoir : on a pris pour argent comptant une histoire comptée par Henry, où, nécessairement, son rôle ne doit pas être trop mauvais. Et si, en fait, Irène était aussi, voire plus, responsable de l’échec de son mariage ? Et si c’était sa négligence qui avait poussé John dans les bras de Célia ? D’autre part, Irène aimait-elle vraiment Henry ? On a l’impression qu’il y a eu de sa part une très nette réécriture de cette histoire, et on se dit, que finalement, Henry harcelait peut-être bien cette pauvre Irène qui ne savait trop que faire de son lourdaud de beau-frère. Peut-être John a-t-il raison lorsqu’il accuse Henry d’être responsable du suicide de sa femme.

Un personnage essentiel dans ce tournant de la perception des acteurs de La famille royale est Dan Smooth, relation d’Henry l’ayant mis sur la piste de la Reine, et pédophile dont on pourrait dire qu’il sort la vérité du cul des enfants, tant il s’attache à déclamer crûment les choses les plus vraies sur tous les gens qu’il croise. C’est lui qui met le nez du détective dans son propre caca et par là-même montre au lecteur à quel point il est immature, nombriliste comme un adolescent, ne pensant qu’à sa satisfaction immédiate. La Reine lui avait d’ailleurs dit qu’il voulait toujours qu’on lui « donne, donne, donne » — ce n’est pas ça l’amour, puisqu’il faut aussi être contributeur. À mesure que Henry est noirci, le portrait de John s’éclaircit. Finalement, ce serait bien lui le plus torturé des deux, l’intellectuel qui ne veut pas qu’on pense qu’il est intellectuel. Oui, il agit mal, mais contrairement à Henry qui n’a jamais conscience de l’impact négatif de certaines de ses actions — en fait, il ne réfléchit jamais sur ce qui le fait bouger —, John se rend bien compte qu’il ne devrait pas faire ce qu’il fait, il regrette, il tente de lutter même si c’est dur.

Contrairement à Henry, John est un vrai personnage, quelqu’un de réel, un homme qui évolue, change, réfléchit. Un être contradictoire. C’est lui, l’être humain dans La famille royale. D’ailleurs, Vollmann dit lui-même : Henry est un « néant gris », la Reine « un symbole ». Un peu comme dans Argall, les protagonistes au cœur de ce roman sont finalement de ceux qui semblaient au départ secondaires : il y a donc John, mais aussi Domino, cette pute formidablement méchante mais si belle qui rêve d’être Reine à la place de la Reine, alors qu’elle l’aime.

Abel est mort sous les coups de son frère. Ça n’arrive ni à John, ni à Henry. Pourtant les deux hommes ont la marque de Caïn. John refuse de voir son frère, le rejette le plus loin possible de sa vie, devenant très violent verbalement lorsque Célia ose l’évoquer. C’est sans conteste de l’ordre du meurtre symbolique. Henry, de son côté, une fois l’aventure de la Reine terminée dans le sang, les larmes et la sueur, se met sur la route et erre, vagabonde, devient un hobbo, prenant en fait sur lui la punition divine infligée à Caïn, condamné à errer éternellement.

Il aurait été possible de parler de bien d’autres choses : la symbolique de la Reine ; le rôle exact de Brady, le promoteur putassier ; la vie dans le Tenderloin ; le lien entre la sortie des pages du roman de Henry Tyler et celle de Wyatt Gwyon de celles de The Recognitions ; le portait d’une génération ; les relations entre les membres de la famille royale ; les similitudes entre celle-ci et la famille Tyler ; la lente marche de Henry vers la démence ; l’aspect très ancien testament version pute du roman ; le rapport entre Vollmann et la prostitution, ainsi que son opinion sur les améliorations souhaitables de la vie de ces professionnelles ; la très cooverienne scène finale… Pour ce faire, il me faudrait 5 ou 6 fois 7000 caractères, et je ne suis pas malade à ce point. S’il reste une chose que j’aurais voulu pouvoir aborder, c’est la suivante : la question cruciale du roman ne me semble pas tellement être, comme on l’a souvent dit, celle de la soi-disant plus grande honnêteté ou véracité de la vie des bas-fonds du Tenderloin — opposée, bien sûr, à celle des beaux quartiers —, mais résiderait plutôt dans les relations entre ces deux mondes, les manières dont ils sont semblables et dissemblables. Ce n’est qu’en en faisant une très stricte étude que l’on pourra vraiment comprendre l’ampleur véritable de ce roman et de la réflexion vollmanienne. Si je trouve la clé, j’en reparlerai. Entre temps, et si ce n’est déjà fait, lisez La famille royale, c’est une œuvre grandiose.


William T. Vollmann | La famille royale
Traduction de l’anglais (États-Unis) par Claro
Actes Sud | coll. « Babel » | 2006 | 1328 p.