Jérôme Lafargue | Dans les ombres sylvestres & L’Ami Butler

La subversion cachée au fond du bois |

“À force de frapper l’enclume,
De regarder passer les lunes,
Tu sais parler de nos aïeux
Comme s’ils n’avaient jamais été vieux”

— Ange — Ode à Émile

Me revenaient en tête à certains moments les ambiances et mélodies, certaines phrases étranges des textes d’Ange — en particulier ce moment de gloire qu’est l’Ode à Emile — en lisant le second roman de Jérôme Lafargue. Je ne lis en général pas en musique (pas du rock en tout cas, ou des fois lorsque je me relis, et encore, achever de rédiger ce papier en écoutant « Asleep on the forest floor » & « Warm woods » sur Dead Mountain Mouth de Genghis Tron n’est peut-être pas l’idée la plus brillante que j’ai eue ce soir, probablement la pire idée de ma vie, mais passons…), mais en fonction de la voix ou des voix de l’auteur d’un livre, je ne peux rarement m’empêcher après lecture de me remémorer tel morceau, telle mélodie ou telle atmosphère qui servirait d’habillage sonore au livre… Peut-être qu’un roman excellent est celui qui parvient à élaborer sa propre musique et à gommer entièrement toute intrusion du petit orchestre du lecteur. Probablement. Quoiqu’il en soit, un bon roman peut s’accommoder d’un titre ou deux ; pas une playlist entière, qui se substituerait au livre et lui ôterait tout intérêt, mais un bon chorus ou un sample mental comme un repère supplémentaire et personnel pour garder toute la fraîcheur du livre en mémoire.

Dans les ombres sylvestres dégage le même genre d’atmosphère qu’Ange (du moins, c’est ce qui m’a semblé…) : mélange d’une société paysanne traditionnelle aux croyances et superstitions pesantes et progrès et modernité tout à fait contemporains ; personnages et faits insolites, ce qui crée ce quelque chose — et ce cadre — relativement anachronique, aux limites du fantastique et de l’onirisme ; et la nature (pour ne pas dire un certain paganisme, ou une mythologie) comme toile de fond. Et sur le style, il y a une écriture et une personnalité indéniable. La voix de Lafargue n’a rien à voir avec la voix de Christian Décamps, mais il me semble évident qu’elle a du caractère et de la maturité. L’Ami Butler était sur ce point une bonne surprise à sa parution en 2007, ce deuxième enchantera réellement les lecteurs qui ont apprécié le premier.

Dans les ombres sylvestres donne à lire les tribulations d’une lignée de personnages — quatre générations de Gueudespin (Elébotham, Osmin, Jaquen et Audric, ce dernier étant le narrateur) — de la fin du XIXe au début du XXIe dans le minuscule village archaïque et reculé de Cluquet, « petit village pris entre l’océan et une forêt tout aussi immense » (quatrième de couverture) :

Il est difficile de se faire une place dans le monde lorsque l’on est l’arrière petit-fils d’un occultiste aux pouvoirs effrayants, le petit-fils d’un aviateur lunatique et le fils d’un surfeur de légende. (p.13)

Le poids de l’hérédité est, on le comprend vite, ce qui pèse sur les épaules d’Audric. Elle est étroitement liée à une cinquième figure essentielle : la nature, particulièrement le Bois du Loup Gris voisin de Cluquet, autour duquel s’étoffe l’histoire de cette famille et du destin qui la dirige, depuis Elebotham qui s’y installe, prenant possession d’un lieu tout à fait sauvage jusqu’à Audric lui-même qui verra la forêt vivre, respirer et même le chahuter quelque peu.

Le passé de la famille est l’obsession existentielle d’Audric, moteur principal de son récit, qui apprendra au lecteur comment il parvient à supporter la présence encombrante et spectrale de ses aïeux.

La première moitié du roman déroule le récit à partir du noyau central de Cluquet et de son ancestrale forêt, jusqu’à la profonde jungle du Dahomey (l’ancien nom du Bénin) pour y revenir ensuite, et présente la vie des quatre personnages. La seconde recentre le récit sur Audric et la période contemporaine et tente de résoudre ou de répondre à cette question : comment le jeune homme parvient-il (ou ne parvient-il pas, ou disons, compte-il parvenir) à soutenir le fatum généalogique, à être à la hauteur du destin qui semble être le sien : après une adolescence tumultueuse, il entreprend des études, il rencontre Amelha qui lui donne un enfant, il ne quittera vraiment jamais Cluquet, il fait des recherches sur sa famille… il pense énormément, il lit, il écrit. 

Le roman s’achève avec un court épilogue en forme de pièce jointe. Court mais qui change grandement à mes yeux les enjeux du livre. Lafargue propose, après le long récit d’Audric, de remettre d’une certaine manière en cause son invention romanesque, comme si quelque chose n’allait pas tout à fait dans cette histoire (pourtant pondérée, mesurée, au ton juste et au style impeccable, je le répète). Un rapport de police, avec sa langue butée, froide et technique vient servir de contre-point tant du point de vue du style que de l’intrigue. Sans contenir d’extraordinaires révélations — ce n’est pas un roman à chute, il est clair que ce n’est pas le propos — cette courte partie augmente la densité dramatique du personnage principal et « remet en place » le lecteur en lui offrant non seulement un point de vu supplémentaire, mais un nouveau récit-cadre. Ce n’est pas un procédé original, mais il est efficace lorsqu’il est maîtrisé : Dans l’ombre des bois sylvestre est le manuscrit qu’Audric Gueudespin a laissé avant de disparaître de Cluquet et de laisser le village vidé… Cela permet, non pas de fermer la trame comme dans un mauvais roman policier (et tout est bien qui finit bien, ou mal, mais se clôt en tout cas), mais bien de l’ouvrir en insérant une dose non négligeable de doute quant aux propos d’Audric, et surtout, de transformer le sentiment que le lecteur avait pu avoir de lui. La force d’évocation mythologique, onirique, tragique s’amenuise pour laisser place à une froideur plus urbaine, pragmatique et, disons, juridique. Audric tente de résister à son passé, il semble qu’avec le temps il l’a accepté, et c’est en opposition à quelque chose d’autre, qui le dépasse très certainement d’ailleurs, qu’il cherche à se positionner : une société qui lui convient encore moins que les bois ensorcelés. Je laisserai cependant le soin au lecteur de découvrir les variations qu’engendre cette « opération » narrative, et s’il souhaite avoir plus de détails sur l’histoire et le style de Lafargue, il pourra trouver deux beaux papiers par exemple chez Edwood, ou Laure Limongi. Cette dernière ébauche brièvement ce que j’essaierai plus loin d’approfondir.

Dans un sens, avec une semblable « fin », c’est comme si la linéarité et le « classicisme » du récit de son personnage (je le répète, la trame principale conte les tiraillements d’Audric entre sa capacité à supporter son destin ou à lui résister, le plaçant d’une certaine manière dans le sillage d’une d’Antigone, la mère des révoltés), ne suffisait pas à faire un bon roman, ou disons que Lafargue entend qu’il y a peut-être toujours meilleur roman à faire. Le rapport de police dévoile les supercheries d’Audric, ses mensonges, ses fictions, et le gendarme en charge du rapport, signant J.L., peut se retrouver être l’avatar critique de l’auteur Jérôme Lafargue sur son propre travail. Au fond et en extrapolant un peu, c’est comme si un bon roman (selon Lafargue ?) devait résister à la tradition établie et cherchait comme il pouvait à la pousser sur le bas-côté et s’en jouer allègrement, peut-être aussi se jouer de ce qui se cache derrière l’un des visages incontestable de la littérature : la police canonique, ce que semble démontrer Lafargue avec ses deux romans (n’oublions pas d’ailleurs qu’il y a aussi un personnage de flic dans L’ami Butler, et qu’il a un rôle précis, en lien direct avec ce rapport réalité/fiction, comme avec la vérité ou le mensonge de la littérature).

Dans L’ami Butler déjà, je le rappelle, deux niveaux de lecture se mêlent : le récit-cadre, racontant l’histoire des frères Timon et Johan, et les fictions de Timon (son journal, les biographies imaginaires…). Ce que faisait Lafargue avec ce roman, c’était de trouver les points de jonction ou de rupture entre les deux plans a priori hétérogènes. Construisant des ponts, il amenait le lecteur à n’établir qu’un seul plan où fiction et réalité peuvent se mélanger : les personnages de fictions devenaient réels, et leurs auteurs intégraient l’univers de la fiction, comme passant de l’autre côté du miroir.

Ici, le même schéma se reproduit mais de manière inversée (en partie parce que le lecteur ne le découvre pas au commencement) : le texte que nous lisons, n’est pas le texte de Jérôme Lafargue mais d’Audric Gueudespin, et le lecteur tout en s’élevant d’un cran plonge d’autant plus qu’il « investit » a posteriori l’enquête que le rapport de police invoque.

En prenant en compte cette technique de composition et ces jeux d’écriture, comme la projection direct de l’auteur dans son propre ouvrage (assez finement je dois le dire, car laissant toujours au premier plan la force à son histoire et ses personnages et refusant de placer ce qu’on pourrait appeler une « méta-littérature » au devant de la scène qui pourrait certainement faire perdre le souffle romanesque), on peut commencer à cerner les obsessions de l’auteur — en plus de ses qualités immédiates —, dont la plus prégnante est celle qui concerne le rapport entre fiction et réalité.

Deux romans suffisent à voir qu’il excelle dans les portraits de personnages, dans la construction de cadres et décors narratifs et d’ambiances, qu’il possède une écriture enchanteresse. Jérôme Lafargue est un authentique conteur. S’il embarque son lecteur dans des paysages évocateurs et vivants en compagnie de personnages consistants, il est à mon goût encore trop dans l’invention et l’imaginaire, et lui manquerait juste de plonger les bras dans la saleté du réel pour réaliser certainement quelque chose d’excellent. C’est une question de goût. Possible… Certains préféreront à n’en pas douter se laisser porter par le conteur. Mais dans un sens, ces deux livres m’auront permis de cerner, toujours mieux, précisément parce que je les trouve bons, ce qui m’attire dans un texte et qui répond à de nombreux aspects ou impératifs pourrais-je dire, en particulier qu’en plus d’une construction inventive ou risquée, une écriture aboutie, une histoire qui tient la route, j’ai besoin d’une certaine violence, de ruptures et d’effondrements, ou d’évaporations et d’émancipations, qu’on trouvera rarement dans le commun, le connu, la réitération ou répétition du classique.

Mais ici, en germe, suffisamment singulier, il y a cela… une idée de révolte, de subversion. De liberté.

On se rend compte que L’Ami Butler comme Dans les ombres sylvestres mettent en scène des systèmes de résistance et de révolte en leur centre (avec ces multiples thématiques qui s’entre-dévorent et ne laissent jamais planer l’ombre d’un simplet manichéisme). Les oppositions thématiques et structurelles de ces deux livres ne semblent pas anodines, et débouchent sur une réaction, sur une révolte, malgré les apparences relativement paisibles du style et de l’histoire… C’est ce qui me touche le plus, le retenue et l’humilité dont fait preuve Lafargue quant à une force subversive qui semble habiter et nourrir ses textes.


Jérôme Lafargue a eu la gentillesse de répondre au Questionnaire du FFC. Je lui ai adressé trois questions subsidiaires :

AW — Si mon analyse n’est pas complètement erronée — et si l’on écoute le rapport de police concernant le Dans les ombres sylvestres d’Audric —, on pourrait rapidement conclure que la littérature est résistante, voire subversive. Êtes-vous d’accord avec cette idée ? Si oui, à quoi résiste-t-elle ?

JL — Il m’est difficile de répondre à cette question, dans la mesure où je n’aime pas servir de grandes théories sur « ce que peut la littérature ». Elle est pour moi une affaire très personnelle et j’ai encore du mal à avoir une position autoréflexive sur ce qui me lie à elle. Il se peut donc que je réponde un peu à côté. Cependant, ce qui me paraît essentiel c’est la notion de liberté. Il n’y a rien pour le moment qui entrave réellement la liberté absolue de l’écrivain lorsqu’il s’agit de réfléchir à l’insoumission, à la résistance. J’ai essayé de ne pas le faire frontalement en balançant un discours convenu, surtout que je ne me reconnais aucune autorité en la matière. Je préfère la parabole, les jeux de tiroir. Mais je ne considère pas la littérature comme une arme décisive, et il y a des moments où il faut laisser tomber la plume lorsqu’on veut se battre. Si la littérature peut aider à exprimer une colère, à témoigner, à avertir, elle n’en restera pas moins avant tout il me semble une affaire d’imagination. C’est elle qui nous tire hors du réel. Il est d’autant plus nécessaire en ce sens de la prendre au sérieux, c’est-à-dire la vénérer, la défendre tout en la subvertissant, la renouvelant autant que possible pour la faire vivre. C’est ce que j’essaie de faire modestement : je suis avant tout un grand lecteur, curieux et enthousiaste ; et c’est pourquoi la structure de mon premier roman, L’Ami Butler, a pu paraître risquée pour des débuts, tout comme de la même façon ma volonté de « sur- » ou de « sous- » écrire certains passages des Ombres sylvestres servait un projet d’ensemble. Je prends beaucoup de plaisir à écrire, à jouer, notamment en mélangeant la fiction et la réalité, mais ce n’est pas une fantaisie ou une coquetterie : c’est un reflet de mon état d’esprit, ma façon d’appréhender le monde.

AW — Pour poursuivre dans l’idée et en jouant le jeu : en tant qu’écrivain, à quoi résistez-vous ?

JL — Écrire signifie qu’on prétend pouvoir intéresser le plus grand nombre de personnes possibles avec ses tentatives, ce qui n’est pas de la plus grande modestie. Mais une fois ceci assumé, il faut avoir le courage d’aller jusqu’au bout, c’est-à-dire s’efforcer de bâtir une œuvre, et non se contenter de balancer un livre par ci par là pour la galerie. Le dire ainsi peut sans doute paraître très prétentieux, mais c’est la seule façon de parvenir à quelque chose d’abouti, parce que cela réclame une grande exigence avec soi-même, d’où l’évidence (pour moi du moins) d’être sensible aux critiques ou aux suggestions argumentées : la décision d’écrire est immodeste ; la pratique de l’écriture suppose l’humilité.
Partant de là, il me semble que la seule chose pour le moment à laquelle je résiste, c’est aux conventions et à l’ordre établi au sein même de la pratique littéraire. Pardon d’enfoncer des portes ouvertes, mais la littérature ne se résume pas au roman, et le roman ne se résume pas à des narrations chétives et lisses. Les livres qui m’ont beaucoup marqué ces derniers temps ce sont ceux de Golovanov (Eloge des voyages insensés), de Brinkmann (Rome, regards), de Williams (Paterson). Ils oscillent entre la narration traditionnelle, le collage de textes documentaires, les réflexions d’ordre général. Je trouve ça très inspirant, ce qui ne m’empêche pas de trouver autant de plaisir avec des livres de structure plus classique mais qui ont quelque chose à dire.

AW — Il me reste alors à vous demander sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

JL — Je tâtonne sur un nouveau roman, je n’ai pas encore trouvé la bonne voie, sans doute parce que je passe beaucoup de temps sur un projet de livre que j’espère original sur le Kenya, que je fais avec un photographe et en compagnie d’amis kenyans qui nous guident. Bien que j’y séjourne depuis pas mal de temps, je commence à peine à comprendre ce pays, et je sais que je n’y parviendrai vraiment jamais. Mais je ne veux pas partir sans laisser quelque chose. On est donc parti sur les traces du Kenya hors les chemins touristiques, sans pour autant tomber dans le piège de ne parler que de la violence ou de la pauvreté. On essaie de trouver les gens qui se battent au quotidien pour vivre, qui inventent des métiers, trouvent des astuces pour s’en sortir, aident leur communauté. Cela peut aller des ancestraux conseils des anciens qui continuent d’exercer une grande influence dans certaines zones rurales aux méthodes de survie dans les bidonvilles de Nairobi, en passant par des rites identitaires très forts (combats de taureaux, initiations diverses, etc). On réfléchit en même temps à des moyens de mise en page originaux, et on fera intervenir des artistes peintres et des dessinateurs une fois le travail bien avancé pour qu’ils réagissent à notre point de vue, leurs idées étant intégrées au livre sous la forme de vignettes ironiques.


Jérôme Lafargue | Dans les ombres sylvestres & L’Ami Butler
Quidam | 2009 & 2007 |  192 p. & 192 p.