Pierres Senges | Fragments de Lichtenberg

Lichtenberg, par petits bouts |

Tiens, mais pourquoi, pourquoi Lichtenberg ? C’est le seul vrai irrésolu du huitième livre de Pierre Senges l’assoiffé, vrai « baroque moderne » (c’est Thierry Guichard du Matricule des anges qui propose la formule), autodidacte qui touche du bois parce qu’il a encore « plus de sujets que de livres publiés » dans la caboche ; on proposera tout de même une minuscule hypothèse en fouillant à la source : selon une des conjectures fictionnelles de l’auteur, Lichtenberg soi-même, opérant un parcours circulaire autour de son corps dans un espace euclidien pour faire jaser les idées sur son sujet en élaboration d’une approche géodésique de l’esprit, affirme : Tout homme soucieux de marcher droit sans se prendre les pieds dans les plis d’un cosmos tordu doit filer de côté  N’en déplaise aux saoulés de la théorie frenchie et aux allergiques de l’ivresse du commentaire en dérivations différantes, qu’on ne m’en veuille pas trop, mais il me semble que l’énorme tissu d’histoires à l’œuvre dans ces Fragments de Lichtenberg en avalanche soit tout de même une historiographie, en oscillations, et une proposition d’échappée par le flanc de la pensée, de l’arbre en occident, de la ratio racine à l’âge classique, à l’âge moderne, à l’âge post-moderne itou – cette obsession qui subsume en assaut permanent le grand écheveau, le grand mouvement unitaire de l’inique unique contre le -1 dans la marge.1 

Pour dire, Senges raconte sans peur et sans reproche, dans une structure plutôt indicible d’éparpillement, de chronologie et de mises en regard du corps principal du texte et de sa marge, une triple entreprise : i) la mise au monde d’un Grand Livre en préhistoire hypothétique à tout le propos de l’outille en marche, et tout ce qui, dans la vie de son auteur, s’y rapporte bon gré mal gré , ii) son démantèlement en mille fragments et autant de manière de s’y prendre, iii) le rafistolage, dans l’histoire, des fragments rotatoires de la pagaille multiple, en Grand livre organisé. On conte donc, en mêlée (je liste, mais ne tente pas un ordre vain) les hauts et les bas d’une Société de lichtenbergiens, archivistes exégètes, depuis sa fondation en Scandinavie, à travers les guerres mondiales, la pléthore inespérée garnie par Alfred Nobel, la pauvreté, jusqu’à l’exil technique des monceaux de papier au-delà du cercle polaire « dans un était de conservation optimal, au froid et au sec » ; on raconte les fragments qu’on assemble, qu’on désassemble au gré des époques, des influences, des breakthroughs théoriques proposés, dans le désordre et sans exhaustivité, par Herman Sax (point Adolphe l’inventeur du saxophone), deux Dublinois inspirés, Zoltan Kiforgat, bidouilleur sous les Soviets (on en a plein la bouche, z’avez vu), des talmudistes (c’était inévitable), « un petit gros amateur de timbres ou une maigre longue fille ès lettres », une Christina Walser, un Leonid Pliachine, une Lucia Carla Ginocchio (décédée trop tôt, dans un virage, parce que les lois de la thermodynamique sont « les mêmes pour Fiat comme pour Lamborghini, et mille éclaboussures de la taille d’un pétale de coquelicot dans un rayon de cinq cent mètres » et encore un japonais de cent quatre-vingt ans, des encyclopédistes qui s’entendent ou s’écharpent, s’excommunient, s’agréent, se grappent, se délitent en milieux et chapelles querelleuses ; les projets de rapiècement des fragments, une pléthore d’idées mirifiques d’hypothèses littéraires littérales, 10001 idées dont Les Mille et une nuits bien entendu, des suites alternatives, , en embryon ou en longueur, des vies et des histoires de Polichinelle (tour à tour assassin, Juif errant, dans les glaces de Russie ou dans un salon avec Goethe, remplaçant au pied levé d’Isaac Newton dans sa chaire de Cambridge, enseignant la gravité universelle et les fluxions), de Don Quichotte, d’Ovide, d’un deuxième déluge où, signe des temps, des notables remplacent des animaux rares et mettent en péril la biodiversité (my view), de Robinson Crusoé (sa jeunesse est délicieuse), Christophe Colomb au Concile de Pampelune, Blanche-Neige et les huit nains (bien que le huitième qu’on fait exister ait une identité trop trouble pour qu’on le nomme définitivement) le Roman de Malfilâtre (purement conjecturel, çui-là), une variation autour d’un vers du Roi Lear, une reconstitution métaphysiquement folle de Mouche en Dieu pour « peser l’ange et la mouche », et puis, entre les fragments ou en leur dehors, deux morts de Lichtenberg pour le prix d’une, pourtant toutes les deux complètement exceptionnelles (attention le vertige). Comme pour le monde, la Bible ou le Talmud, l’exégèse est sans finitude, ce qui fait son argument, au moins aussi infinie et perpétuelle que nécessaire, aucune conclusion qui vaille, tout se délite à chaque fois que les temps refont les contextes (Pierre Ménard, effectivement, on n’échappera pas à Papa Borgès), pas une proposition qui ne tienne dans l’histoire de la recherche (du temps paumé), aucune dialectique qui ne puisse s’accomplir ou même construire une fondation tangible, tout le monde ergote finalement en solitaire ; un véritable précis phénoménologique de la disparition, ou comment démanteler une Grand Œuvre en 120 leçons, par exemples : -se faire cambrioler -se faire censurer en beauté -provoquer une invasion barbare en écrivant un traité imaginaire sur la décadence de la Basse-Saxe (parce que, c’est bien connu, les civilisations qui subissent les invasions barbares sont toujours décadentes) -déménager pour perdre des feuillets -s’endetter, dilapider sa grande œuvre pour quelques sous -foutre le feu (Senges en profite pour nous raconter, c’est génial, l’histoire du bibliothécaire Callimaque, poète grec métamorphosé en Bartleby à Alexandrie, si obnubilé par les incendies et la disparition des écrits imprimés sur papier lourd – Héraclite ou Anaximandre – qu’il est sans cesse tenté par lui-même les allumer) ; des épaississements considérable pile au milieu du bouquin ; des parenthèses admirables qui poussent de partout, comme des mucus (exemple un peu au gré du sujet «  on prononce alors, dans les romans d’espionnage, le mot import-export : à croire que le commerce international, désormais notre pain quotidien, a été inventé de toutes pièces sur des bases farfelues pour servir de couverture aux agents doubles : sinon, à quoi bon acheter au Mexique l’ananas qui agrémenterait le yaourt emballé à La Haye »), sur la maladie (qu’on pourrait résumer comme un autre héros, maladie+littérature=maladie) et chaque page lue, revue, reparcourue, qui impose le même défi : comment faire pour évoquer l’essence si dense du texte en route sans recopier chacune des formules moulée, roulée sous la glotte et l’hypothalamus par ce petit bâtard de Senges ?) ; Sans cesse, entre les histoires, des archivistes et des exégètes autant que de Lichtenberg et de leurs idées emmêlées, des échanges, des correspondances, des passages, des ouvertures, des balles au bonds, anecdotes en fragments, en incitations, intuitions ou étirements diligents, qui rentrent dans les marges, en ressortent, se figent au centre avant de devenir marges à leur tours (Goethe, Mandelbrot, George III d’Angleterre, Swift, Hogarth, Münchhausen ou Newton eux-mêmes émigrent sans cesse) Une invention prodigieuse, franchement – dont voici trois exemples en titre : de l’hypocondrie comme genre littéraire . de l’ excroissance comme exégèse . Lichtenberg contre la physiognonomie de Lavater Il en ressort : -Un fait magnifique : la viande du texte est le plus souvent la métaphore. -Une considération éminemment précieuses sur le littéraire : la fiction, c’est des noeuds d’énergie hyperconcentrées, et le liant, l’exégèse ivre et folle de ce qui les relie : « le cheminement d’une phrase à l’autre, dans le cas des fragments de Lichtenberg, est un chemin d’ivrogne : ce qui laisse assez de place pour l’hésitation, le mensonge, les pires spéculations, ou des marchandages, un imaginaire de paranoïaque ou de jaloux ou de sauveur- il y a même de la place (…) pour les apparitions de saint Antoine ; et ce qui conduit d’un fragment à l’autre, ça peut être la ruse, le contresens, l’allusion, des sous-entendus, des digressions donnant sur d’autres digressions, ou toutes sortes de retours en arrière, parce que l’ordre du récit s’est perdu » -l’espace entre les fragments, c’est un océan, (« les îles de la Micronésie égarées dans le Pacifique ») un univers de possibles, ou encore, écrire c’est commenter, et commenter, c’est comme « l’impression de pénétrer par un soupirail pour découvrir un tombeau cent fois plus vaste que la pyramide : non seulement il y fait sombre et froid, les mots s’y perdent, mais l’éloignement contredit les lois les plus évidentes de la géométrie ») – la littérature, c’est de la langue et des connexions en avalanches – Une méditation de l’érudition à la française, où tout demeure contenu dans une matière lisible, ludique, absorbable, décomptable : le savoir y est tout puissant et éminemment charnel, pure bonheur accumulatif et mathématique autant que linguistique et structurel, par l’écriture, merveille des merveilles, une écriture élevée, écartée mais très sensuelle, qui joue avec les explosions lexicales dues aux faits de l’histoire, des idées, des inventions, comme on déplace des gros bonbons durs dans sa bouche sans craindre les entailles. Ce n’est pas, comme on le dira, un roman philosophique, c’est un livre de fiction très libre et très gigotant, autoréflexif mais kiffant, jamais paumé dans les échos du savoir ou la dynamique de ping-pong d’un niveau de réel à un autre ; honnêtement, c’est un petit prodige, un bonheur sans refrain, un festin amoureux.

En guise de conclusion : Alors qu’on prédit ici ou là la mort de l’encyclopédie imprimée en volumes au profit de l’encyclopédie en étoiles, Senges remet la fantasmagorie essentielle du savoir incarné en papier au cœur du processus littéraire, réévalue la toute puissance du savoir imprimé, le mythe de l’exhaustivité, reformule les vertus incendiaires de la connaissance. Juste avant, je lisais le Dictionnaire Khazar de Milorad Pavic, cette petite merveille d’éruditions mélangées en étages, et je m’ébahissais de ses considérations autant que de ses formes presque anachroniques sur la romance du fragmentaire, la pure poésie de l’accumulation, la fantaisie fléchée, je me disais, comme les calligraphes d’Apollinaire réinventait la nécessité du livre imprimé à l’ère de la radio, le roman déguisé en encyclopédie est, au temps de l’everyware le dernier lieu de passage, le dernier « soupirail » effectivement, à penser au livre ici-bas, le seul à s’intéresser à l’encre magique qui donne à lire quelque chose plutôt que rien, le seul à s’intéresser aux éditeurs, aux traducteurs, aux lecteurs, isolés ou en société, ou comme Pavic écrit bien mieux ; « un achevé d’imprimer est semblable à l’aveu d’un malfrat arraché après la trente-deuxième heure de garde à vue – ce n’est pas un livre, c’est un florilège, car les temps vont trop vite, le lecteur est une musaraigne impermanente » Faut que j’y aille.

Notes :

1. « il y avait alors une différence plus impensée encore que la différence entre l’être et l’étant. Sans doute ne peut-on pas davantage la nommer comme telle dans notre langue. Au-delà de l’être et de l’étant, cette différence (se) différant sans cesse (se) tracerait (elle-même), cette différance serait première ou la dernière trace si on pouvait encore parler ici d’origine et de fin » (Jacques Derrida, Marges, 77).


Pierre Senges | Fragments de Lichtenberg
Verticales | 2008 | 640 p.