C’est comme une lutte avec des planches de balsa par grand vent |
De feu David Foster Wallace (1962-2008), le lecteur français attend toujours Infinite Jest, balise fabuleuse de la littérature américaine des années 1990 dont on espère bientôt une traduction digne de ce nom. En attendant, le fosterwallaçophile va précocement pouvoir se coltiner le contrechamp inachevé de cette baleine blanche, et le bruit de fond de la raison du suicide de l’écrivain à l’âge de 42 ans. La question est : va-t-il y capter quelque chose ? Car Le roi pâle est miné de partout par son gigantesque prédécesseur, simultanément hanté par l’impossibilité de l’égaler en importance et le désir d’être complètement autre. La tension incommensurable qui tient et contraint ce roman n’a pas fini de tourmenter Michael Pietsch, éditeur fidèle choisi comme artisan de son assemblage : comment coordonner les oripeaux d’une oeuvre obnubilée par le désir d’être autre, et ne pas trahir le désir de l’écrivain de ne pas se répéter et de grandir ?
“Depuis son suicide en 2008, on a refondu sa statue comme un mélange paradoxal de Kurt Cobain et Khalil Gibran”
— Laura Miller
Heureusement pour Pietsch, la mort a fait son office. Comme l’explique Laura Miller, journaliste à Salon Magazine et intervieweuse régulière de DFW, l’immense « succès » de sa disparition aura fait disparaître jusqu’aux raisons profondes de son affliction : « De son vivant, les accusations à son encontre martelaient que son œuvre n’était que cervelle et jongleries postmodernes sans cœur ; mais depuis son suicide en 2008, on a refondu sa statue comme un mélange paradoxal de Kurt Cobain et Khalil Gibran, un distributeur de leçons de vie attrayantes qui était seulement trop investi du rôle de l’artiste hypersensible pour continuer à vivre ». Mais on a beau tourner autour des détails hagiographiques, impossible d’imaginer qu’un fragment de roman à ce point scarifié par la douleur de l’enfantement n’ait rien à voir avec le suicide de son créateur. Et si ce roman-bataille (que DFW décrivit à Pietsch comme « une lutte avec des planches de balsa par grand vent ») nous rend d’abord empathiquement si triste, c’est que DFW y échoue largement à être autre que lui même. Ou plutôt qu’il n’est jamais aussi bon, aussi puissant que quand il est totalement et librement lui-même.
Le roi pâle fonctionne d’abord, du moins dans sa forme tronquée, comme une redondance. Comme dans Infinite Jest, des grumeaux d’autobiographie (les années 1980 et le Midwest, deux territoires investis de nostalgie) flottent un peu partout ; comme dans Infinite jest, la dissémination des sujets, des formes et des points de vue atteint une échelle métaphysique ; comme dans Infinite Jest, les personnages souffrent d’une mélancolie aiguë face au désordre du monde. Etonnamment, tout dans le projet, noeud compact d’intrigues déroulé dans le contexte mortel d’un centre de l’Internal revenue service (le fisc américain) paumé dans le cauchemar hypermoderne infini du Midwest, promettait une oeuvre Némésis : après le Grand roman sur le Plein, une tornade sur l’abîme et l’ennui. Dès 1997, DFW a pris des cours de comptabilité pour aborder cet envers abyssal en connaissance de cause. Mais en chemin, il est tombé sur un os : scruté à l’échelle de Planck, même la « stase sisyphéenne » se remplit comme un torrent, même les experts comptables (qui découvrent leur vocation de manière mystique, comme Buddha ou Batman) deviennent passionnants.
De fait, Le roi pâle est le contraire d’un roman ennuyeux. Ce que DFW nous refait, les deux pieds dans sa zone de confort envers et contre tout, c’est ce vieil exercice du premier modernisme – celui de Joyce et Svevo – qui consiste à coller à la réalité en temps réel par le seul biais où elle peut exister dans un texte, c’est-à-dire vue et tordue par des esprits obsessionnels. A ce jeu-là, il reste l’athlète indépassé de sa génération. Même au tiers de sa taille prévue, miné par l’échec et l’hubris (tout porte à croire que n’importe quelle fin aurait été, à l’instar de celle de Tristram Shandy, absurde et arbitraire), Le roi pâle est resplendissant. Et la bonne nouvelle, c’est que celui qui n’a pas encore lu Infinite Jest n’a encore rien vu.
David Foster Wallace | Le roi pâle
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Recoursé
Au Diable Vauvert | 2001 | 645 p.
Ce papier est initialement paru dans Chronic’art