Edouard Louis | En finir avec Eddy Bellegueule

La littérature dévorée |

Sur l’estrade littéraire dressée chaque saison sur le Champ de Mars médiatique, se présente le jeune Edouard Louis, avatar parisien du picard Eddy Bellegueule, tenant le livre de sa brève existence entre ses mains délicates, et dont la stratégie est imparable : évoquer, dans un même souffle maîtrisé, un « roman » et un « récit de son enfance », et jouer autant que possible avec ces deux aspects d’une même médaille qui pourtant se fondent dans une absence d’ambiguïté. A celui qui se lèvera pour dire que la tentative d’enfermer un réel effarant dans un projet littéraire a échoué, sera opposée la teneur autobiographique, comme une preuve judiciaire, le dont acte irréfutable, de ce que l’insuffisance esthétique ne sera jamais un argument recevable face à la souffrance authentique d’un individu réprouvé. Reflet dans le miroir, celui qui à l’inverse se lèvera pour dire que cette même authenticité, comparée à ses modèles supposés, prend les apparences d’une construction discutable, se verra renvoyer la nature littéraire de ce récit, donc son droit naturel à l’arrangement voire à l’affabulation, au service d’une idée supérieure au matériau d’origine et destinée à le transcender. Derrière ces deux courants et leur intrication sans fin, se dissimule à peine le triomphe de la religion de l’auteur, son champ d’études, la sociologie. Edouard Louis précise que son livre aurait pu s’intituler « Les excuses sociologiques » : moins lyrique, ce titre aurait été plus honnête. Car depuis que les auteurs français, soutenus par la presse et la critique, prélèvent leurs personnages in extenso dans leur entourage, prônent l’épiphanie de la classe ouvrière dans le langage, ou racontent leurs courses au supermarché, jamais l’approche sociologique du monde n’avait autant dominé le marché des valeurs littéraires. A l’horizon des origines, Emile Durkheim, messie des nouvelles relations de la société sécularisée, avait proclamé urbi et orbi que, désormais, « le religieux, c’est le social ». Un siècle plus tard, tandis que sa descendance, des sociologues par milliers, s’est organisée en gestionnaires de la déploration en toute barbarie économique, il nous est parfaitement possible de renverser cette phrase, et d’affirmer que la société est notre nouvelle religion, parallèlement à cette autre religion, « la plus extrême de toutes » selon Walter Benjamin, à savoir le capitalisme. Les deux sont naturellement imbriqués de manière étroite, et de l’avis des thuriféraires de cette religion sociologique, il est illusoire de vouloir y échapper, tandis que la réfuter revient aussitôt à se mettre du côté des oppresseurs, aussi bien la classe bourgeoise qui organise la maîtrise de sa distinction, que la classe illettrée à laquelle la sociologie ne cesse de répéter qu’elle n’a aucune conscience des processus dans lesquels elle se retrouve prisonnière, comme le menu fretin dans les bras de la pieuvre.

Ce qu’Edouard Louis vient nous murmurer à travers son témoignage, vu comme une pièce indispensable du puzzle tragique de la vie retrouvée après que Bourdieu a joué le rôle de l’éclair sur la route de Damas, c’est, en petit saint Paul de sa discipline, que la littérature ne peut plus se permettre les vains jeux de langage, la puérilité de l’invention, la perpétuation des paravents alambiqués de la bourgeoisie. Le réel, le bon gros réel, vicieux, énorme, englobant, réclame avec violence la royauté en cette province du langage, et dans le livre d’Edouard Louis, elle le réclame à travers une esthétique du mollard, celui craché au visage du narrateur/auteur dès les premières pages, et dont la description maladroite, qui s’interdit tout lyrisme, pourtant ne peut s’empêcher de lorgner vers cette même littérature où les intentions les moins finaudes ont toujours tendance à se diluer sous les coups des syllabes sonores. Il est à la fois comique et atterrant d’entendre Edouard Louis dire du style de Céline qu’il est un « point de vue bourgeois sur le langage populaire », parce qu’une telle déclaration trahit justement toute l’incompréhension meurtrière que la sociologie transporte avec elle lorsqu’elle approche la création artistique. Chez le rescapé de l’enfer picard, les paroles des habitants sont pieusement imprimées en italiques, manière peu subtile de nous les présenter comme des objets bruts dont le sens se dégage immédiatement, sans aucune possibilité de sous-texte ; mais dans le même temps, la scène de la sodomie dans le hangar, dans sa maladroite tentative d’objectivité tétanisante, ne réussit qu’à rejoindre le domaine de la pornographie la plus banale. La sociologie, parée du déguisement de la littérature, ne réussit même pas à toucher au génie absurde des deux escrocs qui maltraitaient Shakespeare avec la complicité de Huckleberry Finn : elle est trop peu subtile, trop imbibée de l’implacable sérieux avec lequel elle souhaite communiquer sa révélation de la vérité au monde. Du coup, la littérature se retrouve ligotée dans son donjon, à subir les pires sévices — le tout avec, comme spectateur idéal, une critique qui bat joyeusement des mains, parce qu’elle s’ennuierait trop atrocement si les batteurs d’estrade ne venaient pas à se succéder selon une régularité maladive. Edouard Louis, pendant ce temps, accomplit aux yeux de tous un rituel de sacrifice : pour atteindre à l’accomplissement de l’avatar qu’il s’est soigneusement élaboré dans le laboratoire des sciences humaines, il lui fallait exorciser un passé noyauté de haines encore toutes jeunes. Les débris persistants de l’autofiction lui en ont procuré les moyens : comme sur un autel maya, il lui a fallu poignarder publiquement tout ce dont il avait surgi comme corps et comme intellect, à l’image de tant d’autres qui font couler aux yeux du public le sang tout chaud de leur individualité et de leur intimité. Tout homme qui osera dénoncer la persistance d’un résidu de ce sacrifice, ce spectre indubitable du langage désossé qui se lève derrière l’autel, sera alors dénoncé comme flic ou comme fasciste. Après tout, qu’est-ce que la littérature, sinon un train qui permet d’aller plus vite que les tortillards universitaires, un Orient-Express un brin délabré dont on peut encore resquiller les voitures de prestige ?

Les sociologues, qu’ils s’occupent ou non de littérature, se rêvent en maîtres de la vérité, alors même qu’ils ne cessent de dénoncer tous ceux qu’ils étiquettent comme maîtres de toutes choses. Ils ne sont pourtant que les esclaves de ce qu’ils possèdent en magasin. Et lorsqu’ils s’occupent de civilisation, au sens presque métaphysique du mot, quelque chose comme un frisson d’horreur les saisit, à croire qu’ils y entrevoient la nécessité d’approuver la barbarie partout où s’est dressée une culture. Au sein de celle-ci, la création artistique s’organise autour de deux lignes mélodiques : l’une, à un niveau modeste, s’occupe de la transmission, cette continuité dans laquelle Karl Kraus, par exemple, discernait la vraie valeur d’une civilisation ; l’autre, à un niveau bien plus ambitieux, et fermement associé à l’Occident, s’occupe de la subversion, de la transformation des images établies en un nouveau matériau adapté à la conscience collective, et qui à la fois incarne et transporte celle-ci vers une dimension future encore perdue dans l’obscurité. La première ligne, c’est le plus souvent la nôtre : celle des simples lecteurs et spectateurs des images du monde, qui en assurent la pérennité et la visibilité. Le catalogue de la culture bourgeoise est désormais entièrement nôtre, et il n’appartient qu’à nous de l’arpenter, d’en recevoir les merveilles, et si possible de leur accorder la récompense de quelques paroles élucidatrices de la sensation. La seconde ligne, c’est celle du génie, celle des grands créateurs, ceux que le sociologue voit toujours pactiser avec les maîtres de l’instant. Beethoven n’est pas né en Picardie, et n’était pas homosexuel : sa vie n’en fut pas pour autant plus facile. Un père alcoolique et brutal, une mère dépressive et tuberculeuse ; des maîtres qui ne le comprenaient pas et des critiques qui comparaient toujours négativement ses œuvres par rapport aux précédentes ; une vie sentimentale jonchée d’échecs lamentables ; des conflits familiaux empoisonnants ; des idéaux politiques isolés au milieu de la réaction post-révolutionnaire ; la surdité, of course  ; et enfin, la misère et la maladie. Pourtant, son legs ne consista pas en une opérette en trois actes qui nous aurait conté les « souffrances du jeune Ludwig » en vers de mirlitons ; ce fut, au contraire, une œuvre qui ne cessa de se hausser au-delà de ses propres capacités, où tout n’est que combat et d’où surgissent, sans cesse renouvelés, les idéaux les plus imprescriptibles de l’homme occidental ; une œuvre qui aujourd’hui encore nous hausse au-dessus d’un horizon que sans elle nous n’aurions jamais pu soupçonner. En termes de difficultés de l’existence et de triomphe final sur les œuvres de mort, on pourrait en dire autant de Gustav Mahler. Leurs musiques sont remplies de personnages conceptuels, qui évoluent, se métamorphosent, et ont besoin d’une longue durée avant de nous laisser entrevoir, toujours trop brièvement, leur nature authentique, au déchiffrage interminable et toujours enrichissant. Pour le jeune créateur qui débute, le personnage conceptuel est toujours le plus rebutant, parce qu’il ne peut résulter que d’une longue décantation qui vient buter contre l’impatience de la jeunesse. Autour du romancier balbutiant, la réalité se présente comme une partition déjà mise au propre, où pour peu qu’on sache ressentir quelques modifications de l’air, quelques pulsations de la psyché, ceux qui nous entourent présentent toujours le matériau le plus aisé et le plus alléchant. Au créateur authentique, il revient justement de ne jamais se laisser abuser par cette facilité, de la refuser catégoriquement, et de repousser le bonheur trop fugace de l’état-civil pour se plonger dans le modelage ardu d’une image de pensée faite homme ou femme. La littérature est alchimie, et non botanique ; elle est le lieu de l’illumination, et non de la rétribution. C’est là une parole que l’obsession de la société pour elle-même ne veut plus entendre. Le livre d’Edouard Louis n’est que l’épiphénomène de cette obsession, qui satisfera ceux qui, dans le dévoilement de la société dans ses rouages et ses tares, en sont les adorateurs inconscients ; un épiphénomène parmi bien d’autres, sans originalité malgré ses efforts, sans réelle individualité malgré ses prélèvements sauvages dans la tapisserie du réel. Et voilà pourquoi nous nous retrouvons avec cette littérature dévorée, vidée de sa substance, condamnée à coller à ce que l’époque peut avoir de plus transitoire, de plus complaisant envers sa propre misère, de plus soumis à l’image de ce qu’elle souhaitait pourtant dénoncer. Et si nous n’avons pas la lucidité de dénoncer ce travestissement d’un des matériaux les plus essentiels de l’histoire humaine, alors nous savons très bien le sort qui nous attend : tôt ou tard, nous serons dévorés à notre tour.


Edouard Louis | En finir avec Eddy Bellegueule
Seuil | 2014 | 220 p.