J. Robert Lennon | Mailman

Une Odyssée flinguée |

Je déteste Mailman. Pas le livre, le type. Facteur dans la ville universitaire de Nestor, où la silhouette de Nabokov apparaît dans un caméo humbertien, Albert Lippincott, puisque ce Jean Foutre a été baptisé, n’a d’autres hobbies que de prendre des photos à la volée et lire le courrier qu’il est censé distribuer. Albert est un voyeur et bien entendu Albert n’a pas de vie. Par contre, il connait celle des autres dans les moindres détails. Ce mec est un boulet comme on n’en fait plus, bête comme ses pieds, chat noir, pétri de névroses, touchant, marrant malgré lui. Il déteste un peu les gens et l’Amérique en général, incapable qu’il est de s’aimer lui-même, préférant sans doute pécho sa propre sœur en secret. Ben tiens. Tu vas déguster mon chou. Je vais vous dire ce que je crois : jusqu’à un certain point je crois que J. Robert Lennon a signé un bail de location avec Albert Lippincott pour écrire son « feuilleton mythologique américain », râler contre tout ce qui l’emmerde dans la vie, le faire pleurer à sa place, aller chez un psy pour de faux et finir par se faire dessus, comme toute personne qui n’a pas la foi, quand l’heure des Grands Adieux est arrivée. Car c’est bien là qu’il va, notre facteur, vers un jugement dernier qui ne sera même pas définitif. Pour toutes ces raisons, qui font que je déteste Mailman-le-type, Mailman-le-livreest un sacré roman. 

À regarder la page Facebook de Monsieur Toussaint Louverture on dirait bien qu’on est franchement à la bourre. Tout le monde y est déjà allé de son petit papier pour dire que c’est sur les bords de la Garonne qu’on fait les plus beaux livres du moment (rien de plus vrai), que Lennon est un super écrivain (il l’est) et combien Mailman est un super roman (ça l’est). Baptiste Liger de « l’Express avec Lire » y décèle même un soupçon de Pynchon – ça ne serait pas pour nous déplaire, mais : ah bon ? Mis à part Cornell où le Pynch a étudié et où Lennon enseigne encore, ou Ithaca (on y reviendra) qui est le moule tout chaud d’où est sorti le Nestor allégorique de Mailman… je ne vois pas trop où se trouve Pynchon dans tout ça – et comme il n’a toujours pas répondu à la question et que son article n’en parle même pas on ne saura peut-être jamais ce qu’il voulait dire par là, à part une vague référence intello-fourre-tout dans laquelle on est certain de faire correspondre au moins une phrase parmi presque 666 pages. Pourtant ce ne sont pas les filiations claires qui manquent à ce Lippincott, cet archétype du raté magnifique dont la littérature américaine regorge (Ignatius Reilly, Herzog, Oscar Wao, Richard Nixon…) et qui, dans les simples détails du quotidien, découvre des tortures incroyables, des enfers peuplés de chats vicieux et de girlfriends insensibles.

Il faut savoir que l’une des choses les plus intéressantes que Kundera ait dite était ce truc à propos de la double racine grecque du roman occidental. Tout viendrait de là : l’Iliade et l’Odyssée. Le roman choral et le roman soliste. Malgré l’intervention d’Hemingway pour qui les romans américains, eux, proviendraient tous d’une seule et même matrice, Huckleberry Finn, Mailman, lui, n’est rien d’autre que le descendant flingué d’Ulysse.

“Je ne comprends. On a lu trois chapitres consacrés à cet avorton geignard qui sert de fils à Ulysse et on a toujours pas rencontré Ulysse en personne. Y a-t-il une raison à ça ou bien Télémaque va-t-il gémir “Papa, reviens à la maison” tout le reste du livre ?”

Dès les premiers chapitres Albert pose lui-même les enjeux cachés de sa problématique. C’est un fils geignard qui aurait aimé courir après l’image d’un père solide et guerrier, mais puisque Mailman est aussi bien un livre moral (l’Amérique !) que le roman psychanalytique d’une fêlure dantesque, rien ne sert de dire qu’Albert ne pourra pas y tuer son père puisque celui-ci a été castré depuis longtemps par sa harpie de femme. Il ne pourra pas non plus forniquer avec son actrice de sœur, d’une part parce que ça ne se fait pas et puis parce qu’un bon loser est un loser qui foire même les trucs les plus dégueux. 

Mais si Albert est un Télémaque à l’eau tiède, c’est aussi un Ulysse en papier crépon dont l’impossibilité du voyage fabrique sa propre folie. Les clins d’œil à l’œuvre d’Homère jalonnent littéralement le livre : Ithaca, la ville où vit et travaille Lennon et qui sert de modèle à Nestor n’est autre que l’Ithaque d’Ulysse, Nestor elle-même renvoie au vieux sage grec des premiers chants de l’Odysée, le professeur Maurice Renault, dont Mailman a voulu mordre l’œil dans un accès de démence, campe un cyclope universitaire (quelque part dans les livres, dans les films américains, il y a toujours un français qui morfle)… Rien n’y fait. On a beaucoup dit que Mailman était un roadtrip sous prétexte qu’Albert quitte deux trois fois la ville, mais en fait il s’agit plutôt de tourner en rond, petit braquet, avant de rentrer chez soi. Ça démarre d’ailleurs par une routine, une tournée postale, un voyage en miniature dans le monde étroit et clos de la bourgade américaine, un bon moyen de faire le tour du propriétaire. On est loin, très loin de Kerouac. Même lorsqu’il part pour le Kazhakstan Mailman reste pratiquement immobile, englué dans ses contradictions neurasthéniques et si Ulysse a une Pénélope qui fait de la broderie en scrutant la mer, Mailman  n’a plus personne qui l’attend chez lui. Toutes les femmes qui l’ont aimé l’ont aussi quitté (divorce, mort accidentelle, consanguinité…), les autres ne le tiennent pas en très haute estime. Mailman est un héros homérien coincé dans la terrible banalité de son quotidien moderne, dans l’impossibilité salvatrice de son voyage. Son Odysée ressemble plus à un voyage aux enfers, un cercle vicieux et risible dont même la fin, qui ne cesse pourtant d’enfler comme un cancer secret, recèle quelque chose de pathétique. C’est là qu’on finit par aimer Albert Lippincott, quand il parvient enfin à ressembler à Ulysse : malmené par les dieux, désespérément humain.

De la même manière que la collection Terres d’Amérique qui, à une certaine époque, s’était fait un devoir de tâter les territoires (plutôt celui des Grandes Plaines et des auteurs à école, genre Montana, Midwest, grosses moustaches et chemises à carreaux… on y trouve, entre autres, La mort et la belle vie de Richard Hugo, transformé en nanar des familles sur France 2)… tâter les territoires de cette littérature qui naît souvent dans des recueils de nouvelles dont on ne parvient jamais à vendre un exemplaire. De la même façon que LOT49, qui balise depuis 10 ans déjà la fiction expérimentale enfantée par les monstres sacrés dont on rabâche les noms comme un mantra ici même ou que Gallmeister qui s’est fait une spécialité de cette littérature sauvage des grands espaces et de la pêche à la truite, Monsieur Toussaint Louverture est en train de dessiner une carte perso du roman américain dont on se demande encore comment elle avait pu nous échapper jusque là. Exley, Carkeet (dont on attend la putain de catastrophe avec impatience), Tesich, Kesey et aujourd’hui ce Lennon dont on ne savait presque rien il y a encore six mois et qui ouvre déjà des perspectives de lectures homériquement excitantes.


J. Robert Lennon | Mailman
Traduction de l’anglais (État-Unis) par Marie Chabin
Monsieur Toussaint Louverture | 2014