Hommage à Milorad Pavić (1929-2009)

Portrait de Pavić, suivi d’un « Autoportrait ».

Romancier, poète, critique, académicien, écrivain énorme & hors normes, Milorad Pavić (né à Belgrade le 15 octobre 1929 et mort ce lundi 30 novembre) est l’une des plus importantes figures intellectuelles de son pays, et à mon sens, il fait partie des incontournables inventeurs du XXe siècle. On connaît en France uniquement son œuvre romanesque, dominée par Le Dictionnaire Khazar paru chez Belfond en 1988, réédité en 2002 par Mémoire du Livre [et enfin reréédité en 2015, par Le Nouvel Attila, nda] , et originalement paru dans sa langue il y a exactement 25 ans. Et je dirais même que l’on résume trop souvent Pavic à ce livre, au demeurant extraordinaire et fascinant, alors qu’il a publié presque une cinquantaine d’ouvrages (selon la bibliographie de son site officiel) dont une bonne dizaine de romans avaient été traduits en français, seuls les Dictionnaire Khazar (Mémoire du Livre, 2002) et Dernier amour à Constantinople (Noir sur blanc, 2000) sont encore disponibles à ce jour.

L’une des caractéristiques essentielle du « roman » de Pavić est son approche spécifique, aux enjeux et préoccupations contemporains, de la littérature. Bien qu’ancré dans une certaine tradition « classique » (comme nous le verrons, il ne se situe pas dans une rupture radicale dont font preuve les avant-gardes par exemple), il n’hésite à aucun moment à rendre au lecteur toute son importance et à remettre en cause et en branle cette tradition, en jouant des codes et des formes comme peu d’écrivains sont en mesure de le faire.

Sur la forme, c’est-à-dire la construction romanesque précisément et qui apparaît en premier lorsqu’on prend un livre de Pavić en main, il aura tout fait ou presque : « roman-lexique en 100 000 mots » avec le Dictionnaire Khazar (peut-être le seul exemple authentique de littérature hypertextuelle avant l’apparition de l’internet) ; roman en tête-bêche ou « clepsydre » dans lequel se dévide deux histoires parallèles avec L’Envers du vent ; roman tarotique et divinatoire avec Dernier amour à Constantinople ; roman cruciverbiforme avec Paysage peint avec du thé ; roman numérique et hypertextuel avec Damascene (version anglaise, non traduit en français, lisible en ligne) ; ou encore roman-hydre avec Unique Item (titre anglais, non traduit en français) avec lequel est proposée une centaine de fins alternatives. A l’égal des taquins oulipiens, Pavić introduit des contraintes formelles dans ses écrits. Mais il ne s’agit pas pour lui de libérer une puissance créative coincée entre quatre lignes d’un terrain de jeu étroit et de règles quelquefois complètement absurdes, mais de toucher au coeur le rapport entre le lecteur et son livre, de provoquer les habitudes de lectures et de faire naître, je crois, par-dessus tout, la littérature non dans mais à partir de formes qui ne sont a priori pas faites pour elle. Chaque nouveau livre porte plus loin les limites de construction du roman, avec une grande avance sur des auteurs plus jeunes et tout aussi surprenants que lui comme Mark Z. Danielewski, qui me semble être l’un des écrivains contemporains plus capables de poursuivre, assez parfaitement, le travail de Pavić aujourd’hui.

Le programme de Borges, les intentions de Calvino, les jeux de Perec, Pavić les met en oeuvre et les pousse dans leurs derniers retranchements, mais sans jamais — non jamais — perdre de vue une chose essentielle, la force majeure de la littérature concentré dans son pouvoir de fabulation et d’émotion, sa capacité d’invention et d’observation, la puissance d’évocation des forces invisibles que sont le rêve, l’amour, les mythes, la tragédie…

Il ne s’agit jamais d’élaborer un dispositif ou de présenter une installation — rien de plus sec et aride, ou assexué —, Pavic propose, sans jamais déshumaniser par l’invention de forme, d’hybrider, de rendre une chaleur, une humanité à ce qui pourrait sembler se dessécher : à la suite d’un Cortázar qui dans Marelle proposait un lecteur mâle et un lecteur femelle, Pavic pousse le bouchon environ vingt ans après avec le postulat d’un livre à l’exemplaire « masculin » et à l’exemplaire « féminin » du Dictionnaire Khazar, et enfonce le clou lors de la réédition du livre en donnant une version « androgyne », chimère littéraire où le discours théorique revêt une portée poétique et mythologique inédite. Techniquement, il s’agit simplement de l’ajout d’un paragraphe supplémentaire pour l’exemplaire masculin, inclus dans la préface de l’édition « androgyne » qui n’est autre que la version « féminine » augmentée de cette préface… mais pour le lecteur qui saura y voir plus qu’une anecdote ou une fantaisie d’écrivain, il s’agit de poursuivre la définition de Pavic d’une littérature qui toujours se veut débordant les repères qu’on veut bien lui assigner, d’engendrer des monstres de fictions débordant la réalité et investissant le coeur émotionnel du lecteur. Ainsi, dans un autre de ses romans, comme nous l’indique son site internet, The Tale that Killed Emily Knorr, (« Le récit qui tua Emily Knorr ») raconter des histoire peut tuer l’auditeur, les lire tuer le lecteur. La littérature a un lien étroit avec la vie. Voilà pour la forme qui n’est jamais chez lui une coquille vide.

Il y a ensuite le jeu sur les codes, qu’une fois de plus Le Dictionnaire Khazar pousse au paroxysme : Pavić investit tous les genres narratifs, de la fresque historique à l’enquête policière, du roman cabalistique ou ésotérique au récit mythologique, du conte légendaire au documentaire, de l’exégèse universitaire à la parabole religieuse… Mais chacun des romans de Milorad Pavić joue à sa manière sur les codes des définitions passées, finalement, en définissant de nouvelles règles, promptes à être sabordées et recréés. C’est bien ce que semble être l’histoire de la littérature, un longue histoire d’auto-sabordage ou auto-sabotage, et dans ce dernier tiers du XXe siècle, un Serbe se charge de la faire sauter vers le XXIe. Comme nous le verrons plus bas, des critiques ont parlé de lui comme du premier écrivain du XXIe siècle. Il est probable que Pavić tienne une avance formidable pour les raisons attenantes à la forme et à l’invention qu’il déploie dans ses récits, mais sans doute aussi parce qu’il est capable d’être un ingénieur qui a une grande âme en plus d’une grande intelligence. Son intelligence n’est pas celle d’un froid calculateur, d’un technicien pur, mais d’un homme érudit et passionné, dont les livres et les langues sont la nourriture première. Le jeu de forme et le détournement de code ne sont pas une fin en soi mais un moyen pour arriver à ce que la littérature a toujours porté en elle de primordial : raconter des histoires.

Fabulateur, conteur, inventeur de mondes, menteur coquin, maître taquin, Milorad Pavić est un narrateur immense. Sa prose paraît classique (je ne peux juger que des traduction que j’ai lues) et il ne m’a pas semblé trouver de nécessité de sa part de saborder la langue même dans ses romans ; s’il expérimente sur la construction des récits, il n’est pas un expérimentateur langagier. Cela peut sans doute s’expliquer par le fait qu’il soit polyglotte et qu’il peut sauter dans de nombreuses aires culturels et ainsi se « transformer en animal magique » dès que l’envie lui vient. Il a été grand traducteur du russe, traducteur de l’anglais et de qui sait combien d’autres langues… Il appartient, je crois, à cette famille d’écrivains qui ont donné au roman cette tâche principale de raconter des histoires, et qui laissent à d’autres sphères la primauté sur des questions différemment mystérieuses : la poésie, le théâtre, l’essai… Il était poète et spécialiste de la poésie baroque, il était critique et chercheur. Il faut donc considérer qu’il n’exclut pas que la littérature, c’est bien plus que raconter des histoire, et je crois que tout ce dont j’ai parlé plus haut concernant la forme de ses livres et le détournement de genres, comme tant d’autres choses dont on pourrait discuter, est la preuve d’un souci de ne pas s’encrouter dans cette unique et facile définition de la littérature : raconter des histoires. C’est peut-être là la grande subtilité et la grande richesse de Pavić , très humble à mon sens, il ne rejette pas mais retourne la crêpe culturelle et historique — qui quelquefois d’ailleurs est une chape de plomb —, et parvient à faire preuve d’une très fine subversion. Cependant, ses histoires sont des récits qui font toujours appel à une force poétique de l’image, à l’invention de personnages, de scènes d’objets fantasmatiques, c’est à dire qui créent le fantasme, et l’inoculation constante de la matière du rêve et de la projection de la mort (encore la question des « mystères »…) rendent à ses fictions une dimension fantastiques et merveilleuses d’une grande beauté.

L’une des questions principale que soulève Pavić dans ses romans, qui est le propre de toute fiction (religion, histoire, science, littérature…), est le problème de la vérité. Lorsqu’on lit Le Dictionnaire Khazar, on sait que ce qui est là est en partie faux et en partie vrai. La fiction romanesque de Pavić pose cette question terrible pour le lecteur mais tellement intrigante, essence du mystère : où peut-on situer la limite, la séparation entre les deux. On pourrait reprendre les mots d’un anglais qui s’amusait aussi énormément avec la forme, B. S. Johnson : Raconter des histoires, c’est raconter des mensonges. Mais des mensonges surgissent aussi — et presque toujours — la vérité, un jour ou l’autre, et le mystère est peut-être simplement l’attente irrésolue de ce combat entre les deux faces de la fiction.

A dire vrai, on n’aimerait pas croire quelquefois à certains faits avérés mais accepter docilement le mensonge… il convient d’accepter que la mort a fauché un grand écrivain, car bien malheureusement, il ne s’agit pas d’une fiction.


Je n’ai évidemment pas connu Milorad Pavić. Mais Le Dictionnaire Khazar a été pour moi une lecture exceptionnelle, qui continue de l’être, un roman qui a changé ma vision de la littérature, il y a de cela plusieurs années. C’est l’un des monstres sauvages de ce vingtième siècle, et j’ai tenté de l’apprivoisé pour moi, maintenant il repose calmé sur les étagères de ma bibliothèque, pourtant toujours prêt à se déchaîner.

Certains des lecteurs du Fric-Frac Club savent que je dirige une jeune revue de littérature. Juste après l’été, nous avions avec mes amis Julien Frantz et Julien Schuh décidé de consacrer le cinquième numéro de Cyclocosmia, programmé pour l’automne de l’année prochaine, à l’œuvre de Milorad Pavić. Nous caressions l’espoir de contacter l’auteur et de lui faire partager notre passion.

J’en conclus simplement aujourd’hui qu’il y a — toujours — une urgence de la littérature.


Autobiographie

par Milorad Pavić

Cela fait maintenant deux cent ans que je suis écrivain. Il y a très longtemps, en 1766, un Pavić a publié un recueil de poèmes à Budim et nous nous considérons depuis comme une famille d’écrivains.

Je suis né en 1929 sur la rive de l’un des quatre fleuves du Paradis, à 8h30 du matin, sous le signe de la Balance (ascendant Scorpion), ou, selon l’horoscope Aztèque, du Serpent.

J’avais douze ans lorsque j’ai essuyé ma première pluie de bombes. La deuxième fois, j’avais quinze ans. Entre ces deux bombardements, je suis tombé amoureux pour la première fois et on m’a forcé d’apprendre l’allemand sous l’occupation allemande. J’ai aussi appris l’anglais en secret grâce à un gentleman qui fumait une pipe odorante. Au même moment, j’ai perdu mon français pour la première fois (plus tard, je l’ai perdu deux fois de plus).

Pour finir, dans un cabanon où j’avais trouvé refuge des bombardements anglo-américains, un officier de l’Empire russe émigré entama de m’apprendre le russe à partir des recueils de poèmes de Fet et Tyutchev, les seuls livres russes qu’il avait. Aujourd’hui, je pense qu’apprendre des langues était une sorte de transformation en différents animaux magiques.

J’ai aimé deux Jean – Jean Damascène et Jean Chrysostome (Jean Bouche-d’or).

J’ai été beaucoup plus chanceux en amour dans mes livres que dans ma vie. Avec une exception, qui se poursuit aujourd’hui. Chaque nuit, dans mon sommeil, la nuit elle-même m’enlaçait tendrement dans ses deux bras.

J’ai été l’écrivain le moins lu de mon pays jusqu’à 1984, pour devenir ensuite le plus largement lu.

J’ai écrit un roman en forme de dictionnaire, un autre en forme de mot croisé, un troisième qui avait la forme d’une clepsydre et un quatrième qui était un livre-tarot. J’ai essayé d’être le moins ennuyeux possible avec ces romans. Je crois que le roman est une sorte de cancer – il vit de ses métastases.

A ma grande surprise, mes livres ont déjà été traduits soixante-treize fois en de diverses langues. En fait, je n’ai pas de biographie. J’ai seulement une bibliographie.

Des critiques en France et en Espagne ont commenté que j’étais le premier écrivain du XXIe siècle, mais je suis un enfant de ce XXe siècle où l’innocence et non la culpabilité devait être prouvé.

Je savais que je ne devais pas toucher le vivant avec la même main avec laquelle je touchais la mort dans mes rêves.

Les plus grandes déceptions de ma vie proviennent de mes victoires. La victoire ne paie pas.

Je n’ai tué personne. Mais on m’a tué. Longtemps avant ma mort. Il aurait été bien meilleur pour mes livres que leur auteur fut Turc ou Allemand. J’ai été l’écrivain le plus connu du pays le plus haï au monde – la Nation Serbe.

Le XXIe siècle a commencé pour moi en 1999, lorsque les forces aériennes de l’OTAN bombardèrent Belgrade et la Serbie. Depuis cet instant, le Danube sur lequel je suis né n’est plus navigable.

Je pense que Dieu m’honora d’une faveur infinie en m’accordant le plaisir de l’écriture et me punit en mesure égale, peut-être précisément à cause de ce plaisir.


[Je traduis de l’anglais, aidé de quelques acolytes — Texte original, en serbe, russe et anglais, sur le site officiel de Milorad Pavić : http://www.khazars.com/en/autobiography. Diffusé sur l’internet, en trois langues, empli du caractère ludique et généreux qui lui correspond, il n’est cependant pas spécifié que ce texte est libre de traduction et diffusion. Je prends donc la responsabilité d’en publier ici une version française, que je retirerais, ainsi que les illustrations — dont l’« autoportrait» par l’auteur — tirée du site, évidemment, mais avec regret, dans l’éventualité où les ayant-droits s’en offusqueraient.]


Milorad Pavic | Le Dictionnaire Khazar
Traduit du serbe par Maria Bejanowska
Le Nouvel Attila | 2015 | 288 p.


Ce texte a été rédigé quelques jours après la mort de Milorad Pavic et initialement publié le 4 décembre 2009, sur la version précédente du Fric Frac Club. Nous le republions aujourd’hui à l’occasion de la publication au Nouvel Attila de la nouvelle et sublime édition du Dictionnaire Khazar, sans rien changer. Nous ajoutons que le numéro de Cyclocosmia n’est pas sorti, mais que nous souhaiterions au Fric Frac Club, sur l’impulsion de la revue Cyclocosmia, reprendre le projet et dédier un dossier à Milorad Pavic prochainement. Si vous souhaitez participer, n’hésitez pas à envoyer vos propositions. À noter également, une rencontre autour de la publication du roman au Nouvel Attila et célébration de l’auteur, au Centre Culturel de Serbie, demain soir. — Le Fric Frac Club.