Pierre Senges | Achab (séquelles)

Nouvelles mésaventures d’un capitaine |

Déjà, dans Fragments de Lichtenberg, il y avait cette mélancolie du fiasco qui vous étreignait pour ne plus vous lâcher : depuis l’apparition de cette folle théorie du roman mutilé et déguisé en aphorismes, en passant par la galerie d’excentriques qui s’attelaient à sa vaine résurrection, et jusqu’aux rabbins qui dans les camps de la mort, en une nouvelle variante caballistique, prenaient encore le temps de caresser le doux fantôme d’une énième tentative avant de rejoindre leur destin. Beaucoup d’écrivains français ont tenté d’accomplir ce motto dont l’auteur reste disputé : « donnez-moi un thème, et je soulèverai le monde » – mais à ce jour, Pierre Senges est le seul qui, dans notre littérature, soit parvenu à lui donner un visage paradoxal et passionnant, celui d’une collection d’échecs presque inépuisable, qui de creux en creux, de déroute en déception, d’amertume en brève résignation, parvient à donner forme à une réussite romanesque inespérée. 

Pas loin d’une décennie après Fragments de Lichtenberg, Pierre Senges récidive donc avec un opus magnum qu’on n’osait plus attendre tel, où le capitaine Achab, réchappé aussi bien de son roman d’origine que de sa conclusion funeste, vagabonde le long de lignes temporelles défiant toute vraisemblance, avant comme après l’épiphanie de la baleine blanche. Dans les coulisses ou le trou de souffleur du théâtre shakespearien, dans les cabines d’ascenseurs devenues les colonnes vertébrales des skyscrapers new-yorkais, dans les bureaux trompeurs des studios hollywoodiens : partout, Achab déploie la banderole d’un espoir qui ne demande qu’à être renouvelé sur la scène instable de son existence de papier ; partout, Achab rencontre l’échec, et jusqu’à l’échec dans l’échec. Achab (séquelles) est le roman en boustrophedon où Senges, après nous avoir autrefois éblouis par la révélation exotérique de son style, nous offre in fine l’occasion d’en percevoir le flux ésotérique, la veine palpitante qui meut toute cette assemblée de mots ivres d’aventures loufoques : l’échec suprême du littérateur, qui refuse de se soumettre à cette bêtise bien connue, vouloir conclure – et qui pourtant doit bien le faire, confronté aux limites du livre matériel, de la patience de son lecteur, de la fatigue de ses yeux. Bref, retrouver face à soi le misérable spectre de la finitude, qui sera toujours vainqueur, même d’un Achab plus que centenaire égaré devant un poste de télévision. Dans ce combat du bonheur dans l’échec, Senges dispose d’une alliée et d’une ennemie. 

L’alliée, c’est la machine-littérature elle-même, tournant à plein régime dès lors qu’on en possède comme Senges la pleine maîtrise technique – une machine avide d’épuiser tous les possibles en faisant craquer les sacro-saintes coutures de la vraisemblance réaliste dont l’époque littéraire actuelle aime tant se gaver. Prendre un détail anodin ou médiocre en main et, l’ayant transformé en galet, le faire ricocher sur la surface de l’océan littéraire en des bonds où le sourire alterne avec la résignation, c’est ce que l’auteur appelle « savoir métamorphoser un catalogue d’injures en pages de philosophie », et qui n’est donc pas autre chose que faire subir à cette même philosophie cette existence clandestine, travestie et cacophonique où elle peut trouver les moyens de revivre pleinement. Et le déguisement, ici, n’est nul autre que le matériau de l’histoire littéraire, malmené avec cette tendre insolence qui fait de la terribilità d’un célèbre capitaine de navire l’imposture permanente d’un shakespearien impénitent. 

Aux côtés de cette alliée, rôde une ennemie sans cesse repoussée : la métaphore, alias ces « verroteries pour apaiser l’étranger belliqueux », métaphore en laquelle Senges renifle depuis longtemps (à tort ou à raison) le chancre du beau style aisé, une sorte de bel canto littéraire embourgeoisé qu’il a toujours rêvé de voir aussi radicalement ridiculisé que dans la séquence finale d’Une Nuit à l’Opéra des Marx Brothers. N’affichant que dédain pour ces roucoulades de claviers, Senges fait confiance en son propre matériau, déjà suffisant en lui-même : la phrase alternativement nonchalante et dansante, qui ondule au long de la page au risque de mettre à mal notre souffle de lecteur, et qui souvent se déploie dans le plaisir des listes et des énumérations en apparence sans fin, où chaque mot incarne dans sa simplicité un clinamen autonome des possibilités. Un clavier sobre, à la Chopin, donc, plutôt qu’à la Franz Liszt – mais d’un Chopin qui aurait appris à assumer pleinement la loufoquerie et l’humour, couronnant des hypothèses fort sérieuses d’une chute comique qui au lieu d’un allégement de la tension, cherche plutôt la combinaison de deux couleurs verbales, l’une venant tout à trac se superposer à l’autre, pour donner une polychromie stylistique pareille à nulle autre. Sans oublier ce goût inépuisable de l’onomastique pittoresque, exotique ou extatique, parfois même grinçante : on ne doute pas qu’il arrive à Senges de parler de Samarkande uniquement parce que le profil chantourné de ce nom est une couleur trop irrésistible pour ne pas être recherchée au bout du bout du clavier.

Quand Senges dresse un « autoportrait de l’océan », on perçoit une démolition en règle de la métaphysique intuitive de la grande masse aquatique sublime, héritée de l’époque romantique – ce qui, par ricochet, revient à s’opposer au postromantisme moisi d’une certaine littérature française contemporaine. Lorsqu’il évoque à un moment « les esthètes de Paris (…) pour qui la littérature est la poursuite des missions des Jésuites par d’autres moyens », le sarcasme est subtilement projeté vers bien des collègues néo-réalistes tenant le haut du pavé avec l’aide peu subtile de la critique. Avec ses récits de baleine fictifs tissés et tramés par un capitaine tout aussi fictif, Senges a réussi à faire réchapper du flou artistique une allégorie parfaite de ce qu’il faut appeler, avec Roberto Calasso, « littérature absolue » : une littérature qui ne détient son pouvoir que d’elle-même, dont la puissance du faux parvient à triompher de toutes les vérités et réalités entretenues – et dont la capacité à faire entendre sa voix n’a jamais été aussi menacée qu’aujourd’hui. 

Tout comme la série Sherlock présuppose un monde où Arthur Conan Doyle n’a jamais publié de nouvelles policières dans les pages du Strand, mais qui ne prend sens que dans l’œil d’un spectateur où cela a bien été le cas, Achab (séquelles) se glisse avec joie et appréhension dans un monde si aisément dévié d’un atome littéraire, où Moby Dick n’a jamais été un classique, et où une histoire de baleine, passant des mains d’un producteur hollywoodien à un autre, ne peut affirmer son statut de chef-d’œuvre et ne peut donc plus qu’être le miroir de tous les fantasmes, et donc de toutes les aventures du monde tel qu’il va et vient. Un univers parallèle sans triomphe posthume de Melville, sans engloutissement d’Achab dans d’ultimes pages terrassantes et définitives, devient en tous sens un univers marqué par l’absence, par le manque, par l’échec, par le renoncement – qui tous, par la magie que Senges extorque avec brio à la littérature, deviennent le motif d’une œuvre aboutie et convaincante. Après tout, pour l’auteur, « l’une des définitions de l’achabéisme » n’est rien d’autre que « renoncer à renoncer » : un paradoxe apparent qui, tel un blason, affiche la volonté de trouver, aux tréfonds de ce qui n’a pu s’accomplir, la matière fascinante d’un accomplissement. Ainsi de Martha, la femme d’Achab abandonnée par ce dernier, et dont les pensées ne peuvent désormais que s’involuer dans ce qui n’est plus auprès d’elle, un fantôme ellusif et omniprésent. « Quand Martha le convoque, c’est pour avoir prise sur son absence » : tout comme la pensée, la littérature est une théurgie qui fait surgir la vie de feuilles de papier inertes, et qui fait surgir « l’absente de tout bouquet ». Si bien que lorsque Senges évoque, d’Achab, « l’empreinte de son visage dans l’oreiller de sa lune de miel », il enferme dans une unique image, qui n’est pourtant pris en soi qu’un constat policier, le pouvoir fantômatique que Achab sème derrière lui, de fuite en changement d’identité, d’usurpation en effacement. 

D’Achab et de Moby Dick, qui inversent leur statut canonique de chasseur et de chassé, et qui ni l’un ni l’autre ne parviennent dans leur dissociation à atteindre une nature autonome qui ne relève ni de l’absence ni de l’imposture, Senges affirme que « les échecs ne leur servent pas de leçons ». Mais tous ceux qui les accompagnent dans ces échecs, de Orson Welles à Lorenzo da Ponte, pourraient aussi bien souscrire à cette devise. Tout comme le Mahler d’Adorno, auquel l’accomplissement n’est autorisé que dans l’échec, Senges peint avec une tendresse polyphonique les mille épisodes qui font de toute existence humaine cette tapisserie d’humiliations que seule une dignité interne permet de sauver au regard d’un hypothétique jugement dernier. La réussite est toujours possible, bien sûr, mais elle se fait au prix d’une métamorphose impériale qui fatalement fait refluer l’empathie – qu’on se rappelle à ce sujet le portrait, fragmenté mais ravageur, de Goethe dans Fragments de Lichtenberg. Entre ce précédent livre et ce nouveau frère jumeau,  Senges attribue comme ambassadeur Lorenzo da Ponte, surgi tel un rescapé de ce dix-huitième siècle des aventuriers et de la divine surface brillante des choses, qu’il a tant aimé détricoter et retapisser à sa propre manière autour de la fugue fertile de Casanova. Le très vieux Da Ponte qui rencontre le tout jeune Melville, réajointe les deux flèches du temps comme Achab (séquelles) cherche le point focal où la jeunesse imaginaire et la vieillesse improbable d’Achab se rejoignent, et comme à la fin des fins Achab lui-même rejoint la gueule de Moby Dick afin que les temps littéraires ne demeurent pas à jamais « out of joint ». Mais en tant que lecteurs, nous savons qu’il n’y a pas de retour à la normale, que toutes ces « séquelles et séquelles aux séquelles » que nous avons parcourues pendant des dizaines et des dizaines de pages, imposent maintenant une vaste image mentale, de rêves et d’espoirs, de réinventions personnelles et de dépits intenses, de manipulations moqueuses et de déformations hilares, de voyages et de méandres – image qui n’est pas autre chose que le portrait le plus intense, le plus juste, et le plus généreux, qu’on puisse trouver, à cette heure, de ce que peut notre littérature.


Pierre Senges | Achab (séquelles)
Verticales | 2015 | 623 p.